Hors-Champs
La mort est là, au-dessus de moi, extatique, et je plonge mon regard dans ses yeux.
J'y vois mon visage, sans peur, seulement habité par les affres du plaisir, et le soulagement, la fin de cette douleur qui m'étreint depuis que le passé à resurgit, depuis que je ne suis plus celui que j'étais, ou que je croyais être.
La première fois qu'elle m'est apparue, j'ai été subjugué par l'étrange sentiment qui émanait d'elle, comme une mélancolie sombre, l'absence et la douleur contenue.
Je suis photographe. Ni un photographe de presse, ni un véritable artiste, je me contente de capturer les images que me montre le présent. J'en vis à peu près, quelques expositions, quelques albums.
Je l'ai croisée dans la rue, à quelques pas de chez moi. Une jeune femme fine et gracieuse, à la beauté simple, sans fard, avec de longs cheveux magnifiques.
Quelque chose dans son image a capturé mon regard.
Je l'ai suivie.
Ses pas m'ont mené jusqu'aux jardins du Luxembourg.
Elle flânait, les yeux dans le vague, au fil des chemins parsemés d'étudiants et de couples enlacés. Et puis finalement, elle s'est assise au calme, sur un banc un peu à l'écart.
Le feuillage des arbres frémissait au gré d'un vent timide, la lumière déclinante projetait autour d'elle des ombres mouvantes, elle était l'ange triste, perdue au milieu d'un ailleurs si proche.
J'ai pris quelques photos, essayant de la contourner discrètement, à la recherche de la scène parfaite.
Elle baissa la tête, et ses cheveux cascadèrent devant son visage, formant un voile châtain sur lequel venaient se refléter les rayons du soleil. Derrière ce fin rempart, je sentais qu'elle m'observait.
Je me suis approché.
D'un geste lent et mesuré, elle a replacé ses cheveux en arrière, en levant son visage vers moi. Elle avait les yeux si noir qu'on n'en voyait pas la pupille, soulignés par de longs cils, des yeux qui n'avait pas besoin d'artifices. Sa peau n'était ni mate ni pâle, un juste milieu délicat. Des pommettes légèrement dessinées, des lèvres fines esquissant un sourire impersonnel.
Je me suis excusé.
- De quoi ?
- De vous avoir pris en photo, sans permission.
- Ce ne sont que des photos.
- On a parfois l'impression qu'une photo vole un instant de vie, qui n'appartient qu'à nous même.
- Vous me volez un instant, mais vous venez m'en offrir un autre. Nous sommes quittes.
- Je ne veux pas que nous soyons quittes.
- Pourquoi ?
- Pour avoir une raison de vous revoir.
Elle se tut quelques instants, tandis que l'expression de son visage se modifiait, comme une fleur s'ouvre timidement au soleil par une fraîche matinée.
Elle observa mon appareil photo, et m'expliqua qu'elle posait pour plusieurs écoles d'arts plastiques, en attendant mieux. Et je me suis mis à rêver que ce mieux pourrait être moi.
Nous avons parlé... un peu.
Nous avons marché... beaucoup.
Parfois, nous nous arrêtions pour contempler la vie qui, insensible, tournait autour de nous, hors nous, comme si je l'avais suivi en retrait du monde. Et je me surprenais à penser à l'image que nous formions tous deux, nous devions être deux fantômes gris. J'aurais souhaité être à l'extérieur de moi-même, pour pouvoir nous voir d'au dehors, pour photographier ces instants, et les graver à jamais, moi au milieu de son étrange univers.
J'observais sa grâce, ses mouvements modérés, et je sentais cette boule étrange qui se nouait au plus profond de moi, cette angoisse à l'idée de me séparer d'elle, et de prendre le risque de ne plus la revoir.
- Vous voulez poser pour moi ?
Son regard plongea dans le mien, immense et profond.
- Oui, je veux bien... Quand ?
- Tout de suite, maintenant... Toujours... Tout le temps.
Elle sourit, rayon de chaleur détruisant les distances, faisant fondre la gangue grise qui nous enlisait.
- Ici ?
- Ici, partout. Là où vous irez... Là où vous avez envie d'être.
- Chez vous.
- Chez moi.
Je n'avais jamais eu auparavant l'impression que mon appartement était si loin, c'était une longue torture d'attendre le moment où nous serions seuls, cependant il y avait là quelque chose de délicieux. Cette attente, ce désir physique, mêlé à l'envie de dévorer son image d'un millier de prises de vue. Je ne savais pas trop ce que je voulais, mes idées s'emmêlaient, pour former un bloc confus, mais je sentais à la lisière de mon esprit ce frisson purement intellectuel qui entoure les moments de créations. J'allais faire quelque chose avec elle, à partir d'elle, plus, mieux que ce que j'avais jamais fait jusque là.
Je n'ai quasiment jamais pris de photo en studio ou chez moi. Je prenais très peu de modèle. J'avais toujours préféré saisir l'image au vol, voler l'instant. Mais avec elle, chaque geste était instant de vie, de pureté du mouvement, pureté de la pose. Tout en elle était naturel et beau, de cette beauté qui nous serre la gorge lorsque nous sommes émus par la souffrance des sentiments.
Je mis un certain temps à m'en apercevoir, mais sa tristesse ne la quittait pas, même dans les quelques sourires discrets que je lui soutirais.
Je sentais la prison qui l'enserrait... Sa peine.
Nous sommes arrivés chez moi alors que le crépuscule étendait son ombre...
A suivre :-)
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