S'enregistrer

La douleur

« Comment tu te sens ? »

Un simple sourire, un regard qui le dément. Le mal habite son corps, elle veut lui cacher.

La vérité s'engouffre entre ces doigts que l'assurance fuit, leurs mains liées.

« Ca va… »

Mensonge.

Il n'y croit pas, pas un instant. Il sait pourquoi elle tente d'agrandir son sourire sans y parvenir. Il sait son supplice, il ressent cette torture. Et leurs peines se joignent, s'additionnent, formant un tout qui les déchire.

Ses fines lèvres retrouvent leur position crispée, celle qui est la leur depuis que la douleur s’est installée, en ennemi familier derrière le bleu si pur de ces yeux.

L’homme est là, debout, à ses côtés. Il tient la main de la jeune femme comme on tient un trésor fragile. Elle voudrait avoir plus d’énergie, pour serrer la sienne avec fermeté, pour le rassurer sur sa force, pour lui prouver que le mal ne l’atteint pas vraiment.

C'est une illusion qu'elle ne peut pas tenir, la vérité est la plus forte, horriblement.

Il s’assoit à moitié sur le brancard et pose la paume de sa promise sur sa cuisse. Il caresse ses doigts, remonte le long de son bras.

« La douceur de ta peau me manque. »

L'azur devient saphir, le brillant des larmes qu'elle retient, sa réponse est si faible…

« Toi aussi tu me manques.

Chaque nuit je rêve de toi... avoue-t-il. Je t’imagine près de moi, si proche…

Et lorsque j’ouvre les yeux, je ne vois que ton absence. C’est trop difficile mon amour.

J’ai peur…

J’ai besoin que tu reviennes. »

… Le silence, juste leurs regards. Elle serre sa main, et ses lèvres prononcent sans bruit ces trois mots qui unissent ceux qui sont tout l’un pour l’autre.

Il sourit de désespoir. « Je… » Il hésite, peine. Il observe cet étranger allongé à tout juste un mètre d’eux, le corps immobile, c'est à peine s'il respire . Il maudit sa présence. Il le maudit, le hait, parce qu'il veut trouver un substrat à ce sentiment qu'il doit déloger de son être.

Les yeux de l'alité sont ouverts et fixent le plafond. Il a cet air inexpressif qu’ont les gens qui ne sont pas vraiment là.

Il le déteste sans le connaître. Il déteste ce corps chétif, ce regard vide, cette face sans sentiment. Il déteste cette aiguille qui pénètre dans cette veine gonflée au creux de son coude, il déteste ces paupières qui jamais ne se ferment. Il déteste cet homme et le monde entier. Ils n'ont pas le droit d'être là, ils n'avaient pas le droit de s'interposer entre eux.

« Pourquoi l’ont-ils laissé là ?

Il doit être en transit, comme moi. A cause d’un incendie en ville, l’hôpital n’a plus assez de place, peut-être ne savent-ils où le mettre pour l’instant... Ce n'est pas grave de toute manière, il ne peut pas nous entendre, ni nous voir, on m'a dit qu'il avait les rétines brûlées.

Il n’a pas l’air brûlé.

Ça s’est passé il y a longtemps, un accident de voiture… Il aurait dû mourir à ce qu’on m’a dit.

Qu’est ce qui s’est passé ?

Un miracle… Comme quoi c'est possible. »

Le visage du jeune homme se fait dur : « Tu n'as pas besoin de miracle Élodie.

Ça ne sert à rien de se tromper.

Non ! Ce n’est qu’une maladie. Il y a les médicaments, les médecins… Les chirurgiens ! On sait ce qu’il faut faire pour te sortir de là ! Nous le ferons tous ensembles, et tu t’en sortiras.

La tumeur peut être inopérable.

J’en ai rien à faire ! Ceux qui meurent le font parce qu’ils ont abandonné le combat. Pas toi !

Ce n’est pas vrai, ce n’est pas aussi facile que ça. »

Ses mots sont une plainte sourde, la peur de l’impuissance. Mais lui, apporte sa rage, jusqu'au désespoir : « Si ! Tu te battras et tu vivras ! Ça ne peut pas être autrement. Je ne peux pas vivre sans toi… Si tu meures j’en mourrai, tu le sais.

Ne dis pas ça.

C’est la vérité.

C’est stupide.

Je t’aime. »

Quelques mots qu'elle ne peut dénier. Les seuls qui lui apportent encore de l'espoir.

Elle sent la vie de ce corps si proche, la chaleur qu’il lui communique, cette chaleur qui l'apaise. Elle ferme les yeux lorsque ses lèvres se posent sur les siennes, elle veut croire.

 

Lorsqu’il quitte la pièce où Élodie attend, elle le suit du regard. Il passe la porte battante qu'il referme après un dernier sourire et se retrouve face au médecin qui s'occupe d'elle. Au travers des vitres des portes, elle les voit qui se font face. Le praticien en blouse blanche a les yeux fatigués, il parle calmement. Elle n'entend rien, mais elle devine les mots. Elle perçoit les sentiments qui passent sur le visage de l’homme qu'elle aime plus que sa vie. Elle sent sa peine.

C'est plus qu'elle n'en peut supporter, et tout le bien que lui a fait sa présence s'évanouit. Tout n'est plus que souffrance, son corps et son cœur, elle souhaite la mort, la maudit, maudit la maladie, maudit la vie. Elle voudrait que tout s'efface, tout recommence. Elle voudrait que cela n'ait jamais eu lieu.

Elle hait cette douleur qui la ronge petit à petit, chaque jour. Elle hait ce mal qui est en elle, ce mal qui la détruit, et bientôt, lui apportera la folie.

Des larmes brûlantes roulent sur ses joues, les images deviennent floues, et elle distingue la silhouette d'Adrien qui s'éloigne, voûté, abattu. Elle sait qu'il pleure, lui aussi.

Ils s'aiment, ils souffrent.

La douleur.

 

« J'ai si mal. »

Hein ? Cette voix près d'elle ? Qui ?

Elle se tourne vers celui qui gît à ses côtés depuis qu'on l'a placée dans cette salle.

« J'ai si mal. »

Les lèvres de l'homme prononcent ces mots encore une fois. Ce n'est pas une plainte, juste une constatation. Son visage est toujours aussi impassible, ses yeux ne cillent pas, aucun mouvement ne vient faire bouger le drap de son lit. Seule sa bouche est animée.

« Je voulais disparaître…

Qu'est-ce que vous dîtes ? » Élodie n'en croît pas ses oreilles. Il n'était pas inconscient ! « Depuis le début vous étiez…

Il n'y a pas de début, pas de fin. Il n'y a rien, plus rien, si ce n'est ce mal qui ne veut pas me tuer. »

Ce qu'il dit semble incompréhensible, fugitivement l'idée de délire passe dans l'esprit de la jeune femme, peut-être n'est-il simplement qu'en train de sortir du coma. Mais pourquoi seules ses lèvres bougent ? Pourquoi son visage reste-t-il si neutre ?

« J'ai eu tort de refuser la mort. Je n'en ai rien tiré. Ni mort ni vie, je n'ai rien.

Vous voulez que j'appelle un médecin ? »

Elle se redresse pour appeler quelqu’un, persuadée qu'il reste sourd à ses paroles.

« Non ! »

Le ton est presque péremptoire, le seul semblant d'énergie dans ses paroles auparavant si atone. Élodie arrête son mouvement, inquiète de cette soudaine situation.

« Non. La médecine ne peut rien pour moi. J'ai vu la mort venir à moi, et je l'ai repoussée. Je me suis condamné.

Vous m'entendez ?

Je n'entends que vous. J'étais perdu au fond de ma douleur, depuis tellement longtemps… Jusqu'à ce que je vous entende, votre écho.

Je ne comprends pas ce que vous dîtes.

Il faudrait que vous sachiez...

Savoir quoi ?

Savoir… La douleur…

L'horreur.

J'avais trop bu.

Je n'étais pas saoul, mais avec la fatigue, c'était trop.

Elle a pris le volant pour rentrer…

Je somnolais, je n'ai rien vu venir. Juste le bruit des freins, mon corps propulsé. Je n'ai même pas senti le pare-brise qui éclatait.

J'ai repris conscience au bas d'un talus. La douleur était insupportable, omniprésente. Je sentais cette chaleur poisseuse qui se répandait sur mon visage, s’écoulant de mes blessures. J'ai voulu me relever, mais c'était impossible. J'étais faible, malade, j'avais du mal à attirer l'air dans mes poumons. J'avais envie de me fondre dans cette obscurité qui s'approchait, j’aspirais au noir le plus insondable, me laisser sombrer dans son refuge.

Et puis j'ai entendu sa voix. Ce n'était qu'à peine un murmure, mais je savais que c'était elle. Elle n'était pas très loin, juste derrière le talus sans doute. Elle prononçait mon nom, elle m'appelait à l'aide.

Elle était tout pour moi, toute ma vie.

Mon présent et mon avenir.

Laure…

Je ne pouvais pas abandonner… et pourtant j’avais tellement mal.

J'avais l'impression de devoir gravir une montagne.

J'avais à peine rampé de quelques centimètres, c'était déjà trop. Je me suis retourné sur le dos, pour retrouver cet air qui me fuyait. J'avais la respiration sifflante, chaque inspiration était un pieu qui me transperçait. J'ai toussé, à cause de ce sang qui coulait dans ma gorge…c'était dix fois pire.

Et là, entre deux hoquets je l'ai vu venir, l'autre, la femme sombre au visage pâle.

Elle était impersonnelle, froide et impassible, mais sa main tendue était une promesse, la fin de toute douleur, le plongeon dans l'oubli. Je ne pouvais pas détourner mes yeux, son regard si intense, comme un vide qui vous happe…

La voix de Laure… elle était là, encore. C’est elle qui m’a donné la force.

Le son de cette plainte était pour moi une douleur encore plus insupportable que celle qui me déchirait le corps, c'était une supplique que je ne pouvais pas ignorer. Elle m’implorait, je ne pouvais pas le supporter.

Alors j'ai voulu me détourner du masque livide qui se penchait vers moi. Mais je ne bougeais qu'au ralenti, et il se rapprochait toujours plus. J'ai lutté, je devinais, je savais que la mort ne pourrait pas me toucher si je la repoussais de toutes mes forces. J'ai lutté, longuement, le temps s’étirait, jusqu’à l’éternité.

Et puis brusquement, elle a lâché prise, reculant comme un fantôme intangible, au delà de ma vision.

J'avais gagné.

Je l'ai cru.

[Fantastique]

[28936 signes]


Ready to buy
Je veux lire la suite

Dernier commentaire

Aucun commentaire pour cet écrit