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Ses bras autour de moi

J’attends là, perclus de fatigue.

La salle d’attente est tiède, tiède de température, tiède de couleur, tiède de vie. On ne bouge pas beaucoup ici, quelques fesses qui glissent sur les sièges, quelques raclements de gorges, et les mains, angoissées, qui se tiennent, se serrent, s’étouffent à en être blanche.

Pas d’éclat ici, en dehors des pleurs. Pas d’espoir.

Mon père est derrière les murs qui m’entourent, quelque part. Il meurt.

Il meurt et cela me laisse tiède, neutre, étranger.

Je sens quelque chose de bloqué, loin au fond de moi.

Et je reste là, j’attends.

Les larmes d’une femme coulent, effondrée sur son siège, elle a la tête posée contre la cloison, les yeux clos, la bouche déformée. Elle est dans son coin, isolée à trois mètres de moi, loin de nous, loin de tout, si ce n’est de sa douleur qui efface le monde.

Elle m’émeut.

Mon père non.

Et je me sens tiède, vide, pas très humain.

Une jeune fille entre dans la pièce, seize ou dix-sept ans. Elle est déboussolée, elle a pleuré. Ses cils sont encore humides.

Son visage se tourne à la recherche d’une place vide, mais sa volonté est absente. Ses cheveux mi-longs sont un peu défaits, sa bouche légèrement entrouverte… il manque une lueur au fond de ses yeux. Elle semble tellement perdue que ma respiration marque le pas. C’est la première fois, je crois, que je vois réellement quelqu’un en état de choc.

Nos regards se croisent, je lui souris, pauvrement, pas vraiment sûr du réconfort que ce geste pourrait lui apporter. Une esquisse de mouvement étire ses lèvres, hésite à exister, s’étiole, disparaît.

Elle fait deux pas dans la salle, se tourne sur la droite puis la gauche, fait le tour de la petite table basse sur laquelle gisent des magazines défunts, puis vient s’asseoir avec des gestes mécaniques sur le siège juste à ma gauche.

Il y a beaucoup d’autres places libres.

J’entends sa longue inspiration, puis son soupir, tout en retenu. Ses sourcils se rehaussent légèrement pendant qu’elle se mord la lèvre supérieure. Je vois ses paupières qui frémissent. Elle se penche en avant, recule, pose la main sur sa bouche, sa mâchoire se contracte.

Elle n’est pas très grande, semble menue et si fragile en cet instant, presque recroquevillée sur sa chaise. Sa lutte pour retenir ses larmes n’aura durée que quelques secondes, elle pleure. Elle cache son visage dans ses mains, par pudeur peut-être.

Je me demande pourquoi.

Il n’y a aucune honte à pleurer, les larmes sont le signe de notre humanité.

Elle sanglote, une perle translucide ruisselle entre ses doigts et choit, pour ne devenir qu’une tâche parmi d’autres au sol. J’ai envie de poser ma main sur son épaule, je voudrais lui dire quelque chose.

Je ne le fais pas.

Ce serait déplacé non ? Nous ne sommes rien l’un pour l’autre finalement, que deux personnes séparées par cent mille microns et des millions de secondes de vie, passées loin l’un de l’autre.

Est-ce le monde qui fait de nous de tels étrangers ? Tellement murés dans notre politesse insensible que nous nous interdisons les gestes de compassions non réglementés ?

Je cligne lentement des paupières, détourne le regard de sa détresse. J’ai la gorge nouée, alors à mon tour, sans le réaliser, je prend une grande inspiration et lâche un soupir, en un écho décalé du sien. Ce n’est qu’après quelques secondes que je prends conscience de la moue formée par mon visage, je suis peiné, gêné, inutile.

Je n’entends plus ses pleurs, me retourne vers elle. Elle me regarde.

Elle a de beaux yeux marron, les pupilles claires avec un contour foncé.

Je ne sais pas ce qu’elle lit sur mon visage, mais cela éveille quelque chose, car un sourire triste transparaît au travers de ses larmes. Je hausse les épaules, exprimant mon impuissance face à la fatalité. Elle ne voudrait pas être là, je ne voudrais pas être là, le destin est fait de bourrasque, nous sommes les feuilles qu’il bouscule en tout sens, jusqu’à ce qu’il nous arrache de notre branche.

Je me penche en arrière et pose la tête contre le mur. Le faux-plafond est constellé de tâches d’humidité, comme si les perles nées de nos maux pouvaient vaincre la gravité, pour finalement aller mourir sur le ciel gris de cette antichambre, le rendant encore plus insipide. L’univers est pâle et fade. Nous sommes les seules tâches de lumières qui le colorent. Nous brillons, clignotons, éphémères et minuscules éclats face au vide.

Combien d’étoiles doubles y a-t-il, qui gravitent l’une autour de l’autre jusqu’à la fin ?

 

Je rouvre les paupières, je m’étais assoupi.

Contre mon épaule, je sens un poids, sa tête posée là. Elle a le regard loin, au-delà des distances. Je ne bouge pas, ne la dérange pas. Je n’ai qu’attente devant moi.

Après un temps incertain, elle se redresse et me remercie lorsqu’elle voit que je suis réveillé.

« De rien, mon épaule est ton épaule. »

Je ne sais pas pourquoi j’ai répondu ça, c’est stupide. Elle en sourit pâlement, un peu amusée, malgré tout.

« Je m’appelle Chloé, se présente-t-elle en me tendant la main.

Gabriel.

C’est un beau nom.

Merci… Chloé c’est joli aussi, c’est frais.

Ouais, fait-elle avec amertume. Là je le suis pas, fraîche ».

Je hausse les sourcils en signe d’évidence : « On ne le serait pas à moins…

C’est vrai… » Et son mince sourire s’éclipse.

D’un coup je l’ai ramené à sa tristesse, je suis un imbécile.

« Gabriel, c’est un nom d’ange non ? me surprend-elle

Heu… oui. Ma mère était optimiste, il faut croire.

Peut-être pas. T'as l’air gentil ».

Elle me tutoie. La plupart des filles de son âge me vouvoient, d’habitude.

« En même temps, fais-je remarquer, gentil c’est un compliment à double tranchant.

Non, dénie-t-elle d’un mouvement du menton, pas pour moi. C’est…

Mademoiselle Loremont ? » nous interrompt une infirmière.

Chloé se relève, elles s’éloignent toutes les deux vers une doctoresse qui étudie un dossier, debout devant le comptoir d’accueil. Elles se parlent, ce qu’elle lui explique est cours. Je ne la connais pas, mais ma gorge se noue lorsque j’aperçois les modifications dans la posture de la jeune fille, la tension qui monte dans ses épaules, ses mains qui se crispent.

Encore quelques mots, puis Chloé se retourne. Elle est blanche. Pâle comme la mort pourrais-je dire, mais ici c’est un mot qu’on esquive.

Chloé revient vers moi, en somnambule. Arrivée devant moi, elle me déclare qu’ils vont peut-être l’amputer.

Je ne comprends pas : « Qui ?

Ma sœur ! »

Je ne sais pas quoi dire. Un vague « Ta… Mais… » sort de ma bouche.

« Lui couper la jambe ! » reprend-elle un peu plus fort.

Je pourrais m’étonner, m’offusquer, lui demander pourquoi, comment, mais ce serait vain, humain mais stupide. Aucune de ces réactions ne pourra la consoler ni la rassurer. Je me contente d’être là, rationnel et inutile.

« Il faut que je sorte » clame-t-elle, avant de s’éloigner à grande enjambée vers la sortie.

Elle accélère, cours, est dehors. Je reste là, puis un frisson me parcourt, quelque chose me secoue, je cours.

Elle s’arrête et crie, se plie en deux, s’arrache la gorge. Je la rattrape, la prend par les épaules. Elle se redresse, crie encore, nie. Je la retourne vers moi, elle me repousse de toutes ses forces, la bouche paralysée par un « non », me frappe le torse. Je l’attire vers moi, elle résiste puis cède, se jette littéralement contre moi, vaincue par une douleur qu’elle ne peut exorciser seule.

Elle pleure, gémit. Je ne dis rien, la garde dans mes bras, je suis là, j’attends, la serrant contre moi sans la brusquer.

Les étoiles, là-haut, nous contemplent. Comment le ciel peut-il être si calme lorsqu’on ressent une telle tourmente ? On voudrait qu’il pleure à l’unisson, qu’il tonne, qu’il se déchire et emporte tout.

Il reste imperturbable.

Finalement, après de longues minutes, elle se décolle un peu de moi. Ses mains essuient ses yeux, sa bouche hésite, et puis…

C’étaient des petits cons, m’explique-t-elle. Des petits cons qui faisaient des rodéos avec leurs voitures, dans la rue devant chez elle, une large avenue avec de beaux arbres. Ils jouaient à celui qui irait le plus vite, celui qui serait le plus fort, le plus con…

Le plus con.

Et il y avait celui-là, encore plus con que les autres, qui s’est encastré dans un platane, avec la sœur de Chloé entre la voiture et l’arbre.

J’imagine la violence, c’est comme un flash qui me heurte. Ma respiration est montée et s’est bloquée. Je déglutis péniblement.

Je sens sa douleur, compatis, les maudit, lui et le destin.

Selon les médecins, Laura, sa sœur, devrait survivre, mais sans doute avec une jambe de moins. Elle a eu de la chance…

C’est ça la chance ?

« Et tes parents, je lui demande.

En vacances. J’ai appelé ma mère, elle sera là bientôt… elle va me tuer.

Pourquoi ?

Ma petite sœur voulait regarder, j’aurais dû l’en empêcher.

Le seul coupable, c’est le gars qui conduisait.

J’aurais pu éviter le risque.

Oui, tu aurais pu être parfaite, mais ce n’est pas pour autant que ta sœur t’aurais écouté. On ne décide pas pour les autres, on ne peut pas tout savoir, tout prévoir, avoir toujours les mots qu’il faut. Moi, si j’avais su que mon père risquait de mourir sans avoir jamais rien compris à la vie, j’aurais pu tenter de lui expliquer, pour qu’il ne meure pas seul, mais ce n’est pas pour autant qu’il aurait compris. On ne peut pas revenir sur ce qui s’est passé, et même si c’était le cas, il y a des choses qu’on ne pourrait pas changer. Tu aurais pu éviter l’accident et peut-être pas. Te poser la question ne servira à rien, à part te pourrir la vie.

Elle est dure ta psychologie.

Désolé, je ne suis pas très doué.

Si tu l’es, mon Gabriel ».

L’utilisation du pronom possessif m’interpelle, mais elle ne me laisse pas le temps d’aborder le sujet. Avec un mouvement vif, elle me tire par l’avant-bras et m’entraîne à l’intérieur, parce qu’elle doit y être si quelque chose arrive.

Je passe mon bras autour de ses épaules, elle marche tout contre moi. Je sens les frémissements qui secouent son corps par intervalle.

Elle a peur.

Je crois que je l’aime.

Je subis ce flot d’affection avec surprise. Elle est douce dans sa détresse, elle est touchante. Elle m’a touché.

 

A l’intérieur, assis aux mêmes places, c’est de nouveau l’attente.

Par intervalle, nous rompons le silence, parlons, échangeons nos histoires. Elle me raconte Laura, ses quinze ans rieurs, sa gaieté, son insouciance, une gamine un peu rebelle, vivante de la vraie vie, celle qui bouge, crie, s’exprime. La tristesse va et vient en vagues irrégulières, marquant ses joues d’une écume salée. Moi, je lui parle de mon père, un peu, que des anecdotes, pas la vérité. Je crois qu’elle sent quelque chose qui me trouble quand j’en parle, mais elle n’insiste pas.

Après un silence un peu plus long que les autres, elle s’endort contre mon épaule. Ses deux mains entourent les miennes sur ses genoux.

Son souffle régulier me rappelle les jours où j’étais aimé. Il me berce. Mes paupières se ferment et deviennent un écran sur lequel dansent de jeunes filles joyeuses. J’imagine des rires, un jardin ensoleillé, de la musique et des jeux innocents… l’enfance.

Je ne dors pas vraiment, je somnole entre deux eaux, lorsque j’entends une voix qui ne vient pas de mes rêves : « Elle est là ! ».

Une jeune fille est dans l’encadrement de la porte battante. Elle entre et à sa suite trois autres adolescents, une fille et deux garçons. Aucun d’eux ne lui ressemble, aussi je me dis qu’il s’agit de sa tribu.

« Comment elle va ? » me demande tout bas la première, et je réalise qu’à la position de nos mains, pour eux je ne peux qu’être un de ses proches.

« Mal, je lui réponds, et ça risque d’être pire après ».

Les traits hâlés de la jeune fille perdent de leur couleur.

« Après quoi ? demande un des gars. Laura va pas…

On ne sait pas encore. Elle devrait s’en sortir, mais.. » Chloé bouge contre mon épaule, elle n’a pas encore ouvert les yeux mais je ne veux pas prononcer les paroles, alors je me contente d’un geste et passe le fil de ma main libre sur ma cuisse.

Le gars en a la mâchoire qui tombe, les deux filles ont les larmes qui montent.

Chloé ouvre les yeux dans le silence subit.

« Crème ! » Elle se jette dans les bras de la première des filles. Les autres se rapprochent et les entourent, l’embrassent chacun leur tour, sans que Crème ne la lâche un instant. Puis finalement, elles se décrochent, Crème ressuie ses larmes et s’excuse de ne pas être arrivé plus tôt. Elle n’avait appris l’accident qu’en venant sur les coups de dix heures, avec Paul, Driss et Nissa, pour passer la fin de soirée chez Chloé, comme convenu. Au début, elle n’avait même pas compris qu’il s’agissait de Laura. Ils avaient juste vu des débris sur la route, du sable répandu sur des tâches, et des gars qui discutaient à côté. Ils avaient tapé la discute et ce n’était qu’un quart d’heure plus tard qu’un des gars avait lâché le morceau.

« Comment je l’ai insulté ! s’exclama Crème.

Et Paul, il lui a mis une taloche derrière le crâne, compléta Driss, "et c’est maintenant que tu le dis connard !" il lui a dit ».

J’ai les sourcils qui se relèvent, ils parlent trop fort, mal. Driss voit la tête que je fais et présente ses excuses aussitôt : « Pardon m’sieur, j’devrais pas dire ça ici.

C’est pas que ça, je lui réponds. Il y a d’autres gens ici ». Et je leur montre les trois autres personnes qui attendent aussi.

Driss leur présente ses excuses, puis cherche des yeux une place pour s’asseoir, histoire de se faire tout petit. Paul a pris le siège à côté de Chloé, Crème s’est assise sur la petite table basse, en face de nous, et Nissa s’est assise à ma droite. Il reste d’autres places libres, mais plus loin. Je me lève. Après tout, je ne suis pas de leur groupe.

« Où tu vas ? » m’arrête aussitôt Chloé. Elle a les yeux grands ouverts, avec appréhension.

J’improvise : « Je vais chercher un café au distributeur. Je te ramène quelque chose ?

Un coca, s’il y a, s’il te plait.

Quelqu’un veut quelque chose d’autre, je demande.

Je vais prendre un café aussi, dit Paul, je viens avec vous ».

Il m’accompagne jusqu’aux machines, à une dizaine de mètres. Pendant que je cherche l’appoint, il se racle la gorge. Qu’est-ce qu’il veut me demander exactement ? Je relève les yeux et le fixe.

[Contemporain]

[51228 signes]


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