« Tu as peur ?

- De quoi ?

- Bein, je sais pas... C'est quand même la première fois qu'ils font ce genre d'expérience sur des gens.

- Ne t'en fais pas Thomas, si on en vient justement à des expériences sur des humains, c'est parce que celles faites sur des animaux ont été parfaitement concluantes.

- Ouais, peut-être. Mais moi j'aurais pas confiance.

- Je vois... Tu veux que je te dise un secret petit frère ?

- Un vrai secret ?

- Oui, mais il faudra que tu ne le répètes à personne.

- Évidement, sinon ça serait pas un secret !

- Je te le dis parce que je sais que je peux te faire confiance, n'est ce pas ? »

Thomas haussa les épaules, consterné : « Mais bien sûr, si on pouvait même plus faire confiance à son petit frère alors...

- OK ! Et bien en fait, ce n'est pas la première fois qu'on fait ces expériences sur des humains.

- Pas la première fois ?! J'croyais qui z'avaient dit qu'on avait essayé que sur des animaux ! »

Patrick hocha la tête avant de continuer : « Et non. Ils ont déjà fait ces expériences de catalepsie induite sur plusieurs personnes, mais une à la fois, et avec une durée maximum de trois jours seulement.

- Et ça a marché ?

- Bien sûr, sinon on ne recommencerait pas avec un échantillon plus important.

- Mais si ça a marché, alors pourquoi ils les refont encore, ces expériences ?

- Et bien... c'était juste un test, pour voir si la méthode fonctionnait bien. C'est comme quand tu veux te préparer à faire un grand saut en longueur, tu dois t'échauffer avant, faire des petits pas pour voir si ton corps est près à en faire un plus grand. Enfin... le principe, les objectifs, tout ça c'est un peu compliqué pour un ptit bonhomme comme toi. Mais ce que tu dois savoir, c'est qu'à chaque fois les sujets d'expériences se sont réveillés sans aucun problème. Alors maintenant on essaye la prochaine étape, on teste le sommeil cataleptique sur une dizaine de volontaires, dont moi, sur une durée plus longue. C'est comme ça qu'on avance dans la science, une étape après l'autre... Tu me suis ?

- Bein oui... c'est pas compliqué. Ils auraient pu le dire ça aussi, à la télé.

- Et bien, en fait... Ces premières expériences n'étaient pas vraiment officielles. C'est pour cela d'ailleurs qu'il ne faut pas le répéter. Mais de toute façon, l'important c'est que cela ait marché, tu ne crois pas ?

- Ouais... sûr...

- Allez ! T'en fais pas bonhomme, le rassura Patrick en lui ébouriffant les cheveux. On se reverra dans dix jours, je te le promets... Et t'as intérêt à te préparer, parce que j'aurais une sacrée pêche après une cure de sommeil aussi longue.

- Ouais... mais moi, à ta place, j'aurais un peu peur quand même... »

Patrick sourit et mit la main sur l'épaule de son petit frère. « T'en fait pas, je t'assure. Tout se passera bien. Et n'oublie pas que j'ai bossé sur ce projet moi aussi ! Si je n'étais pas certain de sa fiabilité, je ne tenterais pas le coup. Tu ne penses pas ? »

En penchant la tête de côté, Thomas prit une moue réfléchie.

« Bein si, finit-il par dire. Et pis de toute manière, t'es mon grand frère, j'suis obligé de te croire... Si on pouvait même plus croire son grand frère alors !

- Exactement, je suis ton grand frère, et j'ai toujours raison... Bon allez, faut que j'y aille. A dans dix jours bonhomme ! »

- Il embrassa l'enfant, puis quitta le pas de la porte pour enfourcher son VTT. Sa mère vint rejoindre le petit Thomas, encadrant ses épaules de ses bras chaleureux. Patrick lui sourit et lui envoya un baiser. Il tourna ensuite le regard vers la route et s'élança dans le matin clair et frais, sans hésitation.

Thomas se retourna vers sa mère : « T'as pas un peu peur toi maman ?

- Un petit peu mon chéri, c'est normal. On appelle ça de l'appréhension. Mais il faut lui faire confiance, il sait de quoi il parle... Quand on le voit partir comme ça, le sac à dos sur l'épaule, on a l'impression qu'il part encore en cours, comme avant. »

Cette réflexion amena les pensées de l'enfant sur un point important. Ses sourcils se froncèrent dans un premier temps, puis ses yeux se plissèrent exagérément avant qu'il se lance : « Dis maman, dans dix jours, ce sera un jour d'école.

- Oui. Et bien ?

- Mais je voudrais voir Patrick se réveiller moi !

- Ha ha ! Toutes les occasions sont bonnes pour sécher hein ?

- Ah non, ce n'est pas du tout pour ça, c'est juste parce que j'aurais bien aimé être là quand il va se réveiller, c'est tout !

- On verra ça mon fils, on verra. »

Et elle l'attira dans la maison, avant de refermer lentement la porte derrière eux.

 

 

L'air du matin caressait agréablement le visage de Patrick. Il roulait vers l'université, un peu stressé peut-être, mais il pouvait se le permettre maintenant. Il avait été important de ne pas le montrer à son frère, ni à ses parents, mais il n'était plus nécessaire de le cacher. Et puis, ce n'était pas grave, le stress était une sensation normale, un compagnon qui devance chaque grande aventure. C'était quasiment une réaction saine d'ailleurs, du moins c'est ce qu'on dit pour se le justifier.

Goûter le calme qui régnait dans les rues en ce début de printemps l'aida à se détendre. Ses pensées vagabondaient sur les perspectives que permettrait cette avancée technologique. L'hibernation... un vieux rêve humain, et qui savait, peut-être les voyages spatiaux, un de ses vieux rêves à lui.

Mais l'attention de Patrick revint très vite à la réalité, lorsqu'il aperçut dans la rue de l'université une adorable silhouette. C'était pour cette raison qu'il avait toujours apprécié cette période de l'année : le retour des jupes fleuries. En l'occurrence, celle qui la portait possédait les atouts qu'il affectionnait, sans compter ces cheveux châtains clairs, légèrement bouclés, longs et détachés... un rêve qui semblait avoir pris corps. En la dépassant, Patrick tourna la tête pour l'observer. Elle avait un visage serein, aux traits délicats et sensuels, des lèvres pleines et bien dessinées, et des yeux...

Leur regard se croisa, il lui sourit. Elle sourit à son tour, faisant naître deux adorables fossettes sur ses joues. Mais elle écarquilla soudainement ses jolis yeux bleus, si clairs, en portant son regard au delà de Patrick. Sentant qu'il arrivait quelque chose, ce dernier reporta rapidement son attention devant lui, pour voir une petite vieille qui traversait nonchalamment la rue, à peine à deux mètres de lui. Elle était trop près pour qu'il la contourne par la route, alors il braqua vers le trottoir et vit avec effarement la masse de poubelles en désordres qui l'y attendaient. Le vol plané qui s'ensuivit fut des plus artistiques, mais la rencontre avec le sol n'en fut pas pour le moins percutante. De son côté, la petite vieille continuait son chemin comme si de rien n'était, sourde à tout ce vacarme.

La jeune femme accourut auprès de Patrick, qui s'était mis sur les coudes en secouant la tête, histoire de remettre de l'ordre dans la cohésion du monde. Celui-ci, loin d'être complaisant, s'obstina à rester confus, d'autant plus que deux superbes chevilles lui faisaient maintenant face, alors qu'elles n'étaient pas là deux secondes plus tôt.

Une voix claire et vive se fit entendre : « Ça va ? Pas trop de casse ? »

Patrick releva la tête, penaud, et vit la jeune femme qui l'observait, inquiète. Il mit quelques secondes à réagir, pour dire finalement en écartant les mains : « Je suis à vos pieds. »

Elle sourit de la plaisanterie, et lui répondit en prenant l'air observateur : « Le choc sans doute...

Patrick Werner, pour vous servir. » Se présenta-t-il en lui tendant la main.

Gaiement, elle la lui prit, pour la serrer aussi franchement qu'il le faisait, engendrant une grimace de douleur sur le visage de Patrick.

« Vous avez beau faire le pitre, remarqua-t-elle, j'ai quand même l'impression que vous vous êtes fait mal.

- Je n'ai jamais pu cacher la vérité aux femmes... elles lisent en moi comme en un livre ouvert. »

Il se releva, en jouant exagérément les grands blessés et tandis qu'elle l'aidait d'une main secourable, il s'appuya légèrement sur son épaule.

« Tant pis pour ma fierté de mâle, concéda-t-il. Je souffre le martyre. Où est la morgue la plus proche ? »

- Cette fois-ci, la belle rit de bon cœur : « Finalement, cela ne va peut-être pas aussi mal que je le pensais, vous avez eu de la chance. »

Patrick haussa les sourcils de surprise : « De la chance ? J'ai eu de la chance ? J'ai sans doute tous les os de mon corps brisés, et vous dites que j'ai eu de la chance !

- Oh... pauvre homme ! » Et la moue peinée de la jeune femme fut presque convaincante.

« Oui, c'est ça, moquez-vous de moi, se plaignit-il. Et quand mes amis viendront me voir à l'hôpital, sur mon lit de mort, je leur dirais dans mon dernier râle que je suis tombé sur le champ d'honneur à cause d'une beauté fatale, qui jusqu'à la fin s'est jouée de moi.

- Fatale, elle vous l'a peut-être été, mais je n'ai pas trouvé que cette vieille femme soit d'une beauté particulière. Il faut dire que je ne l'ai pas vu d'aussi près que vous. »

Patrick fit une petite moue pointue avant de rétorquer : « Et en plus vous avez de l'esprit... c'est trop. »

La jeune femme hocha légèrement la tête de droite et de gauche, tout en dégageant gentiment la main de Patrick de son épaule : « Tst tst, vous ne seriez pas en train de profitez de cet incident pour me faire du baratin, par hasard ? »

Patrick prit un air innocent, tout aussi réussi que l'avait été celui de son petit frère un peu plus tôt : « Moi ? Moi vous faire du baratin ? C'est impossible. Je suis trop honnête pour ça.

- Et vous êtes presque bon acteur, vous savez ?

- Oui, je sais, je sais... et je suis aussi cascadeur à mes heures perdues. »

Elle sourit encore une fois, et haussa les épaules en soupirant.

« Bon, si tout va bien pour vous, il va falloir que j'y aille, je vais être en retard.

- Ah non ! Ne partez pas, s'il vous plaît. Cela ne va pas bien du tout, j'ai besoin de votre aide. »

Et il claudiqua en s'approchant encore un peu d'elle. En réponse, elle se recula d'autant en s'excusant : « Je suis désolée, mais on m'attend.

- Mmm mais, moi aussi, balbutia-t-il. Moi aussi je vous attendais. Ça fait une éternité que je vous attends... Peut-être Dieu a-t-il créé cet accident uniquement pour que nous nous rencontrions.

- Si nous devions vraiment nous rencontrer, et si Il le veut, alors nous nous rencontrerons encore. N'est-ce pas ?

- Euh... euh... c'est à dire, oui... mais non.

- Mais si. Allez au revoir, je suis vraiment pressée. » Elle lui fit une bise sur le front, en disant : « Ça c'est pour les bobos », puis elle s'en alla, laissant Patrick les bras ballant, les yeux fixés sur elle, un sourire amusé aux lèvres.

« Dites-moi au moins votre nom... s'il vous plaît » lui lança-t-il.

Tout en marchant, elle se retourna et prononça « Lilas ».

Patrick la regarda s'éloigner, en répétant plusieurs fois ce nom pour lui-même, comme s'il en gouttait les sonorités. Et alors qu'elle était déjà à une dizaine de mètres : « Lilas ! Vous vous appelez Lilas ? »

De loin, elle acquiesça, et il cria encore plus fort : « Lilas ! Je vous aime ! », riant de sa propre exubérance.

Elle se retourna, lui fit un petit signe d'adieu, visiblement peu convaincue, mais amusée, avant de reprendre son chemin de sa démarche si féminine.

Patrick écarta les bras dans un geste d'impuissance, puis soupira. Il était étrangement content de lui et de la situation. Il fit volte face pour prendre son vélo, et tomba nez à nez avec la petite vieille à l'origine de l'incident, qui le regardait d'un air circonspect. Il lui mit la main sur l'épaule et cordialement la remercia. L'octogénaire eut un mouvement de recul, accompagné d'un froncement de sourcil des plus expressifs, puis elle haussa les épaules d'un petit geste nerveux et s'éloigna en marmonnant des paroles inintelligibles.

Patrick n'y prêta même pas attention. Il avait l'esprit ailleurs. Il se rendit près de son vélo qui agonisait au sol et poussa de nouveau un soupir enjoué. Il le releva, arrangeant ce qui était arrangeable, et tout en boitant légèrement reprit son chemin, poussant tant bien que mal le reliquat du deux roues.

 

Quelques minutes plus tard, Patrick aperçut Frédéric, un de ses vieux amis de faculté, adossé à un des piliers de l'entrée de l'université, qui le regardait venir : « Eh bein Patrick ? T'as oublié comment ça fonctionnait les freins ?

- Arrête, ne te moque pas de moi. Je viens de vivre quelque chose de terrible, absolument terrible.

- Quoi ? Tu t'es fait renverser ? »

Tandis qu'ils prenaient de concert la direction du laboratoire, Patrick corrigea avec un demi-sourire : « Je dirais plutôt que j'ai fait une rencontre renversante.

- Nous parlons d'une jeune demoiselle je suppose ?

- Exactement. Une fille vraiment... exceptionnelle. J'en suis encore perturbé. »

Frédéric jeta un coup d'œil à l'apparence de son compère et admit en hochant la tête de coté : « Je vois ça. Je dirais même que tu as l'air d'en garder quelques séquelles.

- Hein ? » Patrick s'observa de bas en haut, puis reprit « Ah oui ! Non, ça c'est rien. Je suis tombé devant elle, je dirais même que je me suis vautré devant elle.

- Original, sans aucun doute, mais pas très valorisant pour un premier contact, non ?

- Arrête, j'ai été ridicule ! Complètement ridicule... Je m'en veux, tu ne peux pas savoir... presque.

- A ce point ?

- Ah non, tu ne peux pas comprendre tant que tu ne l'as pas vu cette fille.

- Une fille, vraiment ?

- Non, une femme, une jeune femme, environ vingt deux, vingt trois ans. Mais elle est tellement... fraîche.

- Fraîche ?

- Oui, c'est le premier mot qui m'est venu à l'esprit. Mais cela ne s'arrête pas là. Elle est belle, fine intelligente, et quand elle te sourit... c'est trop. Elle a une telle lumière dans ses yeux. Et moi, tout ce que je trouve à faire, c'est de me vautrer dans des poubelles devant elle !

Dans des poubelles ? » Frédéric en écarquillait les yeux, et explosa de rire.

« Oui, t'as raison, rigole... lui lança Patrick. C'est pitoyable... Sur le coup, j'ai essayé de me rattraper en jouant la carte de l'humour, mais je crois bien que je me suis enfoncé.

- Pourquoi ?

- Je ne sais pas ce qui m'a pris, j'en ai fait un peu trop... Remarque, j'étais tellement bien parti que je n'avais plus grand chose à perdre. Alors j'ai pris ça à la rigolade. Et elle, elle me répondait, intelligemment, même pas agressive, mais sans le moins du monde être dupe de mon manège. » Patrick ballotta sa tête de droite et de gauche en y repensant « Vraiment, vraiment, elle était trop bien.

- Pour un peu plus, je croirais que tu es tombé amoureux.

- Exactement, le coup de foudre. Je suis tombé amoureux d'une image.

- Pourquoi une image ?

- Parce qu'en fait, je ne sais pas si elle est tout le temps comme ça. Mais là, à ce moment précis, quand on a échangé ces quelques paroles, avec... avec cet humour, ce charme. Sincèrement je crois que c'était un moment unique. Même si j'ai été un peu ridicule.

- Et tu as récupéré son numéro de téléphone ?

- Hein ?

- Son numéro de téléphone

- Ha... euh... non. Mais c'est pas mon genre... Et puis ce n'était pas dans le ton de la rencontre. »

Frédéric le contempla comme s'il avait affaire à un idiot chronique : « Peut-être que cela n'était pas dans le ton, mais au moins avec son numéro de téléphone, tu aurais pu la revoir.

- C'est pas faux... Mais c'est comme ça. »

Patrick soupira et s'arrêta pour poser son VTT contre le mur du laboratoire, le temps d'épingler à sa veste sa carte d'identification. Puis, alors qu'il s'apprêtait à repartir, il s'arrêta de nouveau, et se redressa en fixant son ami droit dans les yeux : « Fred, elle était vraiment trop bien cette fille. De longs cheveux blonds vénitiens, pas très très grande, mais juste ce qu'il faut. Un corps... je n'ai même pas de mot pour le dire...

- Bonne quoi ?

- Plus que ça encore. Elle est tellement sensuelle. Et puis avec ça, des yeux bleus,... ça donnait une pureté à son regard, c'est inimaginable. »

Frédéric l'observa par en dessous avec un air un peu inquiet : « Je ne suis pas sûr que tout ça soit bon signe.

- Pourquoi tu dis ça ?

- J'ai peur pour toi mon vieux. Pour ton ptit cœur sensible.

- Qu'est ce que tu veux ? répondit Patrick avec un haussement d'épaule. Elle m'inspire cette fille... »

- Je vois ça mon gars, je vois ça. Et qu'est-ce que tu vas faire maintenant ? Tu crois que tu vas la revoir peut-être ?

- Je ne sais pas, il n'y a pas grand chose à faire... » Puis après un hochement de tête résigné « à part peut-être rêver d'elle pendant dix jours. »

Les deux amis échangèrent un long regard de connivence, avant d'en rire, car il n'y avait rien d'autre à dire. Et finalement c'était une belle journée qui commençait, le soleil était là, brillant, le moment était joyeux... Et c'est le visage emprunt de cette bonne humeur que tous deux pénétrèrent dans le sas d'entrée du laboratoire, Patrick portant à l'épaule l'épave de son écologique moyen de locomotion.

Arrivé devant le comptoir de la réceptionniste, il demanda : « Annette, je peux mettre le vélo dans le vieux local pour la durée des expériences ?

- Pas de problème, Patrick. Vous savez bien que vous êtes chez vous ici.

- Je te rejoins au réfectoire » proposa-t-il à Frédéric en se dirigeant vers un couloir « Les autres doivent déjà y être.

- OK, à tout de suite Don Juan ! »

 

Patrick longea le couloir dans lequel il s'était engouffré à pas rapides, puis tout en gardant son vélo sur l'épaule, ouvrit la porte d'un local empli d'étagères surchargées. Tant bien que mal il pénétra à l'intérieur, et alors que la porte se refermait derrière sa roue, il crut voir un bout de jupe fleurie virevolter dans le couloir. Il se retourna dans un geste d'une rapidité imprudente, oubliant inconsidérément l'exiguïté du lieu et la taille de son vélo. Le vacarme qui en résulta se fit entendre jusqu'à l'entrée du laboratoire.

Alertée, Annette accourut aussitôt, rejointe par un vigile qui passait par là. Ils découvrirent en ouvrant la porte dudit local un chaos sans nom, dont émergeait la tête désœuvrée de Patrick.

« Je sombre dans le burlesque, avoua-t-il

- Mon pauvre Patrick ! s'exclama la secrétaire. Ça va ? Vous n'avez rien de cassé ?

- A part mon amour propre, vous voulez dire ? »

Le vigile l'aida à se relever, tandis qu'Annette continuait : « Depuis le temps que je leur dis qu'il faut jeter tout ce fourbi. Et voilà ! Ils attendent qu'il y ait un accident pour agir !

- Ne vous en faites pas Annette, ce n'est pas grave. Je n'ai rien, et il n'y avait rien d'important ici, enfin je crois... Il ne nous reste plus qu'à ranger rapidement tout ça. »

Dix minutes plus tard, le plus gros ayant été déblayé, ils décidèrent d'un commun accord de remettre le reste du rangement à plus tard, d'autant plus que Patrick avait la désagréable sensation d'accumuler du retard. Et c'est avec d'autant plus de célérité qu'il entreprit de se rattraper en courant dans les couloirs en direction du réfectoire.

Arrivé sur les lieux, il ouvrit assez violemment les portes battantes, emporté dans son élan, et s'arrêta net, face à une salle pleine de chaises vides. Devant lui, une dame de service serrait contre elle son balai, effrayée par son intrusion. Il mit quelques secondes à lui expliquer ce qu'il cherchait, et celle-ci encore troublée le dirigea sur la salle de réunion située un étage au-dessus.

Reprenant ses jambes à son cou, Patrick fonça vers l'ascenseur. D'une glissade contrôlée, il s'arrêta juste devant, pour appuyer un peu frénétiquement sur le bouton d'appel. Mais l'ascenseur, d'humeur on ne peut plus neutre, se faisait attendre. Patrick hésita. Il regarda l'escalier à sa droite, puis l'ascenseur qui tardait. Optant finalement pour le premier, il prit une profonde inspiration et entama l'ascension.

A peine avait-il monté une dizaine de marches que la sonnerie de l'ascenseur retentit. Aussitôt Patrick fit demi-tour et se précipita vers les portes qui s'ouvraient en douceur, pour se retrouver nez à nez avec Lilas, surprise par cette soudaine apparition.

Réagissant avec une vivacité d'esprit étonnante, Patrick ouvrit benoîtement la bouche : « Euh ? Lilas ? »

La jeune femme hocha la tête de coté : « Tiens ! Patrick. »

Lui, toujours aussi vif : « Lilas ?

- Je vois que vous vous souvenez bien de mon prénom.

- Euh... Oui...

- C'est déjà ça. »

Finalement le cerveau de Patrick se remit à fonctionner, l'entraînant à poser la question de rigueur : « Mais qu'est-ce que vous faîtes là ?

- Et bien je prends l'ascenseur, ça ne se voit pas ?

- Oui, mais...

- D'ailleurs, j'aimerais bien en sortir. »

Patrick fit un pas de coté, tout en continuant : « Non, je veux dire : qu'est-ce que vous faîtes dans ce laboratoire ? »

Elle sortit de l'ascenseur qui se refermait.

« Et bien, c'est parce que... » Lilas s'interrompit, montrant du doigt quelque chose à gauche de la tête du jeune homme « Patrick ?

- Oui ?

- Vous avez un oursin sur l'épaule.

- Pardon ? »

Elle montra l'endroit en question du doigt, et répéta : « Vous avez un oursin sur l'épaule. »

Patrick regarda sur son épaule gauche et y vit un petit oursin desséché, planté sur son blouson, qu'il prît délicatement.

« Euh oui, non, c'est à dire... je suis tombé tout à l'heure.

- Ça je m'en souviens.

- Oui, enfin non, pas cette fois là, je suis tombé encore après.

- C'est une habitude...

- Non, c'est juste qu'aujourd'hui ce n'est pas ma journée.

- Je vois ça. Et donc vous êtes tombé sur un nid d'oursin ?

- Bein oui, enfin non, j'ai renversé un certain nombre d'étagères, sur lesquels devait se trouver cet oursin... ce ridicule et stupide oursin. » Il lui tendit la petite boule épineuse « Un petit cadeau en souvenir ?

- Non non » Refusa-t-elle en levant la main « j'ai décidé d'arrêter. Et puis il faut que j'y aille, on m'attend.

- Oui, moi aussi d'ailleurs » releva Patrick en appuyant sur le bouton d'appel de l'ascenseur, qui s'ouvrit aussitôt.

« A bientôt alors Monsieur Werner » le salua-t-elle.

Patrick rentra machinalement dans l'ascenseur : « Oui, c'est cela à bientôt. » Puis se retournant alors que les portes se refermaient « A bientôt ? »

 

Quand arriva le troisième étage, les portes s'ouvrirent face à un Frédéric médusé devant l'image qui s'offrait à ses yeux : Patrick en train de se cogner la tête contre les parois, un oursin dans la main, en répétant incessamment : « Quel imbécile, quel imbécile... »

Non sans étonnement, son ami l'interpella : « Patrick ? Un petit problème peut-être ?

- Non, j'ai revu Lilas. »

Frédéric réfléchit, le temps de faire mentalement le tour de leurs connaissances communes, puis demanda : « Qui c'est Lilas ?

- La fille que j'ai rencontrée tout à l'heure.

- Et alors ? C'est super non ? »

Patrick sortit de l'ascenseur. « Non, j'ai encore été ridicule.

- Qu'est ce que tu as fait encore, une chute dans un escalier peut-être ?

- Non, j'avais un oursin sur l'épaule, et... j'ai parlé comme un benêt.

- Un oursin sur l'épaule ?

- Oui, enfin c'est trop long à expliquer. On verra ça une autre fois. Tout ce que je demande pour l'instant c'est d'oublier tout ça. Qu'est ce que je ne donnerais pas pour effacer les âneries que j'ai dites et recommencer. Je suis vraiment trop dé-bi-le. »

Et il en rît, parce que c'était trop ridicule.

« Bon tu me confieras ça plus tard, dit Frédéric en lui prenant le bras. Pour l'instant, il vaut mieux speeder à la réunion. Je suis venu te chercher, parce que c'est déjà commencé. »

Tout en se morigénant, Patrick acquiesça et suivit son camarade vers la salle de réunion, d'où des voix s'élevaient en un concert incompréhensible. Arrivés dans la pièce, les deux amis apprirent de la bouche d'un de leur camarade que ce tohu-bohu était dû à un retard dans les expériences, à cause de changements de dernière minute sur le protocole présenté.

Patrick se fraya un passage parmi les jeunes gens présents et arriva devant un homme à l'abondante chevelure grisonnante : « Qu'est ce que c'est que cette histoire de changement dans le protocole d'étude Jean-Charles ?

- Tiens, salut Patrick !

- Pardon, je reprends depuis le départ : Bonjour Jean-Charles, mon merveilleux et adoré maître de conférence. »

L'intéressé sourit : « Essaierais-tu d'en savoir plus que les autres en utilisant de vulgaires artifices de flatterie ?

- Et bien des fois ça marche...

- Peut-être, mais de toute manière il n'y a pas grand chose à apprendre ce coup-ci. Je n'en sais d'ailleurs pas beaucoup plus que vous.

- C'est à dire que je viens d'arriver, précisa Patrick, ce qui fait que je ne sais quasiment rien.

- Encore un de tes fameux retards avec excuse mirobolante.

- Un événement indépendant de ma volonté » justifia le jeune homme en levant l'index pour souligner la nuance.

Après une moue amusée, Jean-Charles s'assit d'une fesse sur une table proche et s'adressa à Patrick, tout en observant l'agitation qui régnait autour d'eux. « Bon alors je vais te faire un topo : On a reçu des consignes d'en haut, le président de l'université, afin de modifier certains paramètres et pour amplifier le champ de nos recherches. Le budget qui nous a été accordé à été multiplié par trente. Ce qui fait que nous n'allons pas nous gêner pour tenter les expériences pour lesquelles nous n'avions pas les moyens il y a encore trois semaines. »

Patrick haussa les sourcils, interloqué : « Nous intéresserions donc certains ministères au budget non négligeable, comme...

- L'armée, en effet. Mais nous avons suffisamment d'appui pour rester indépendant... pour l'instant. Et qui plus est, nous allons travailler en collaboration avec certains laboratoires privés qui faisaient des recherches parallèles ou liées à nos travaux.

- Cool... Et de quel miracle nous provient toute cette manne ?

- Principalement, je crois que c'est grâce à l'acharnement du professeur Dreyfus.

- Je l'ai toujours dit, nous avons vraiment de la chance d'avoir un aussi bon directeur de recherche. »

Jean-Charles le regarda l'œil en coin, l'air suspicieux, ce à quoi répondit Patrick en levant les mains : « Non non, je dis ça sincèrement. Je n'ai aucune faveur à demander... Aujourd'hui. » Puis après avoir regardé les autres volontaires qui discutaient vivement autour d'eux, il reprit : « Et qu'est ce qu'on fait maintenant alors ?

- Et bien déjà, on va vous offrir le café. Et puis après je suppose que l'on va vous expliquer quelles sont les modifications. Mais pour cela il faudra attendre le professeur Dreyfus.

- OK. Si vous voulez, je peux m'occuper du café et de les faire patienter ?

- Merci oui, cela me permettra d'aller aux nouvelles. »

Sur ces paroles, Jean-Charles se dirigea vers le couloir, laissant Patrick s'adresser aux autres volontaires en expliquant ce qui allait se passer. Puis, accompagné de deux volontaires le jeune homme partit chercher les cafés.

 

Quand ils revinrent, le calme régnait, tous les regards étant dirigés vers l'écran de télévision. D'un coin de la salle Frédéric signifia à Patrick de le rejoindre, ce qu'il fit après avoir déposé son plateau sur une petite table. Les quelques mots d'explications de son ami lui suffirent pour comprendre ce qui passionnait ainsi l'auditoire, une interview en direct du professeur Dreyfus.

Sur l'écran deux journalistes, habillé très sobrement, un homme et une femme au broshing irréprochable, faisaient face au professeur et lui posaient des questions d'un air intéressé : « Donc si je comprends bien professeur, il s'agit d'une sorte d'hibernation ?

- Et bien justement, c'est un des amalgames que j'aurais aimé éviter, précisa le vieil homme à l'air strict. L'hibernation est un processus naturel, utilisé par certains animaux, et sans aucun danger. »

Une lueur d'intérêt passa dans l'œil de la journaliste : « Cela sous-entend que les expériences que vous allez tenter le sont ? »

Le professeur eut un mouvement de tête dénotant une légère irritation. « Toute nouvelle expérience comporte une certaine dose de danger, répondit-il, surtout lorsqu'il s'agit comme dans le cas présent d'investigation vers l'inconnu. C'est pour cette raison qu'il faut opérer avec circonspection, en tâtonnant. L'important est de ne pas vouloir aller trop vite, et de ne pas oublier que nous travaillons sur des sujets humains.

- Mais, intervint le journaliste, commencer directement avec une expérience portant sur un sommeil cataleptique induit de dix jours, cela ne serait pas vouloir aller un peu trop vite justement ?

- Pas dans la limite où nous possédons d'ores et déjà un grand nombre de données. Et de plus personne n'a dit que cette expérience constituait la première du genre.

- Vous auriez donc déjà fait ce type d'expérience en secret ? Demanda la journaliste.

- Vous allez un peu vite jeune dame, rétorqua le professeur. Je n'ai jamais dit que nous étions les seuls à travailler sur ce sujet, ni les premiers.

- Qu'est ce que cela sous-entend ? »

Le professeur la regarda dans les yeux, mécontent, puis dit d'un ton légèrement irrité : « Cela sous-entend ce que vous voulez. Je ne suis pas là pour faire des sous-entendus, mais pour expliquer aux gens qui nous écoutent ce en quoi consistent les expériences que nous allons mener.

- Bon très bien, dites-nous en plus à ce sujet alors.

- C'est bien ce que j'aimerais faire ! ... Bon, alors je vais essayer d'employer un langage compréhensible. Le sommeil cataleptique est un état d'inconscience totalement différent des formes de sommeil que nous connaissions jusque là. Les sujets de l'expérience, qui sont tous des volontaires appartenant de près ou de loin au milieu de la recherche fondamentale, seront pendant dix jours complètement en dehors des normes classiques de la vie. La plupart de leurs fonctions vitales seront ralenties à l'extrême, leurs perceptions seront quasi nulles, leur rythme cérébral sera... disons dans une situation que les instruments classiques ne pourraient pas analyser. En fait un examen superficiel pourrait faire croire qu'ils sont morts. » Il observa les deux journalistes, puis reprit « Ce qui est loin d'être le cas, vous l'aurez compris. »

Le journaliste acquiesça. « Oui, mais par quelle méthode opérez-vous ?

- C'est d'une part trop compliqué, et d'autre part trop secret, pour que je vous en explique la méthode exacte. Mais ce que je peux vous dire, c'est que nous utilisons des produits dérivés de certaines drogues naturelles, ainsi que certains composés synthétiques, qui permettent de placer le corps dans des températures approchant zéro degré, sans qu'il en souffre.

- Mais comment peut-on approcher ce type de température sans endommager le corps ?

- Le tout est d'agir rapidement, pour que toutes les fonctions du corps soient mises en veille sans que cela soit irréversible, une sorte de... stase. Mais le plus dur, en fait, est d'amener le corps à la température que nous désirons atteindre non seulement de manière à ce que chaque organe ne subisse aucun préjudice, mais de plus de manière à ce que tout se déroule progressivement, et à la même vitesse dans tous les organes, un décalage de température trop important entre plusieurs partie du corps durant le processus aurait des conséquences désastreuses. Sans compter qu'aucun des fluides vitaux ne doit geler, ce qui implique un contrôle extrêmement strict de la chaleur corporelle.

- D'où l'utilisation des fameux nouveaux appareils dont vous nous parliez précédemment.

- C'est exact, mais en fait, ce sont les différentes drogues qui remplissent le rôle le plus important : celui de placer le corps dans l'état nécessaire. Les machines ont un rôle somme toute assez simple, quoique délicat. Et quant à leur nature exacte, c'est plus ou moins top secret. Mais j'aimerais avant toute autre question finir mon exposé sur le principe.

- Mais faites, je vous en prie.

- Donc, nos cob... nos sujets seront placés dans un état non actif, dans lequel leur corps n'aura besoin d'aucun apport extérieur pour survivre. A quelques détails près, cela les placera dans une sorte de stase, dans laquelle le corps n'aura aucun activité biologique, il n'évoluera quasiment pas, sans dépérir ni vieillir. »

La journaliste haussa les sourcils d'étonnement, croyant entrevoir un fait important : « Cela nous ouvre des perspectives d'immortalité non ? C'est...

- Non ! » L'interrompit immédiatement le professeur Dreyfus « Il ne faut pas tout confondre ! Les seules portes que cela pourrait ouvrir dans ce sens là sont celles de l'éternité. Et je ne pense pas que quiconque soit intéressé par le fait de dormir éternellement, en laissant passer la vie à coté de lui. »

Il fixa d'un œil dur celle qui lui avait posé cette question, puis après un temps de silence, continua plus calmement : « Non, l'intérêt de ces expériences est tout autre. Tout d'abord, cela nous permettra dans une première phase d'étudier des phénomènes proches de celui du coma, et d'en comprendre ainsi certains mécanismes, principalement au niveau des fonctions cérébrales impliquées et de leur évolution dans le temps. Deuxièmement, nous cherchons à élaborer un système permettant d'augmenter les délais d'attente pour les dons d'organe urgents. C'est à dire, que l'on pourrait placer un être humain ne pouvant survivre sans transplantation en sommeil cataleptique, le temps que l'organe nécessaire devienne disponible. Troisièmement, et dans un avenir plus lointain, cela permettra d'envisager les voyages spatiaux sans perte inutile de temps pour les astronautes. Il est évident que passer quatre mois à attendre passivement d'arriver à destination constitue une stupidité et un danger. Sans oublier que le sommeil cataleptique annulera les contingences liées à la survie d'un équipage entièrement actif. Et encore, tout ceci ne représente que la partie visible de l'iceberg que nous allons dénicher. »

 

Surprenant tout le monde, la voix du professeur Dreyfus s'éleva de l'entrée de la salle où les volontaires observaient l'écran. « Ce n'est pas la peine d'écouter ça plus loin, ce n'est pas important. »

Tous se retournèrent surpris par cette apparition.

« Mais je croyais que c'était une interview en direct ! » S'étonna un des jeunes étudiants présents.

- Mon jeune ami, croyez-vous vraiment que l'on puisse dire quoi que ce soit en direct quand on parle d'un sujet intéressant d'aussi près l'armée ? »

Le professeur traversa la salle, sous les yeux de ceux qui furent ses anciens élèves, et déposa des dossiers sur le grand bureau. « Allons, allons, reprit-il, un peu de sérieux. Et passons maintenant à ce qui est vraiment important, c'est à dire les changements effectués dans les protocoles des expériences que nous allons réaliser, et leurs raisons d'être. »

Tout le monde s'assit, tandis que Jean-Charles Dupuis, le chercheur grisonnant, distribuait à chacun un petit dossier. Puis, le professeur Dreyfus reprit la parole.

« Premièrement, la durée des expériences sera augmentée de cinq jours, non pas pour rallonger la durée de catalepsie, mais afin d'effectuer un certain nombre de tests et d'expériences préliminaires sur vos personnes. L'ensemble des données fournies par tout cela nous permettra de tirer le maximum des appareils dont nous venons de faire l'acquisition ou que nous acquerrons d'ici quelques jours. De plus, cela nous permettra, à nous ainsi qu'à vous, de jeter un coup d'œil sur les comptes rendus de travaux proches de ceux que nous faisons. Vous verrez qu'il y a là matière à réflexion, étant donné que nous étions passé à coté de certains détails, qui pourraient à l'avenir se révéler moins mineurs qu'il n'y paraît. Dans tous les cas, vous aurez toute possibilité pour vous retirer des bénévoles si vous le désirez, sans que cela ne nuise à votre participation au projet, sachant que de toute manière nous ne retiendrons que dix d'entre vous. »

Le professeur passa lentement sa main dans son abondante chevelure grise, tout en observant par-dessus ses lunettes le groupe qui lui faisait face, puis continua : « Cependant, il vous faudra noter que nous avons l'immense honneur de passer sous la désignation de laboratoire top secret, et ceci pour toute la durée des travaux. Ne vous inquiétez pas pour cela outre mesure, le gouvernement ne risque pas d'influencer nos recherches au-delà de ce que nous voudrons bien endurer. Et ceci, principalement parce qu'ils n'ont pour l'instant personne de suffisamment qualifié pour faire notre boulot. Mais il ne faut pas pour autant négliger ces paperassiers, ils peuvent nous réserver des surprises.

- Je pense que nous discuterons de cela ultérieurement, lorsque nous saurons plus exactement ce qu'ils veulent, et ce que nous voulons pour notre part. Mais il était important que je vous en fasse part, afin que les choses soient bien claires pour tout le monde. Sur ce, je vais vous laisser feuilleter le résumé des tests à subir pour chacun d'entre vous, et je vous convie à consulter les documents dont la liste vous est fournie en dernière page. L'ensemble sera disponible dès cet après-midi dans cette même salle, qui va se transformer à cet égard en bibliothèque secondaire. Et tant qu'à faire, nous vous convierons également à faire partie des groupes d'études relatifs à ces documents. »

Le professeur se leva et s'apprêtait à quitter la salle, lorsque Patrick l'interpella : « Dites-moi professeur, ne serait-il pas plus sage d'avoir attendu de dépouiller complètement l'ensemble de ces travaux dont nous venons d'acquérir les comptes rendus, avant de faire les expériences que nous projetons ?

- Peut-être, mais les rapports en notre possession ont été déjà partiellement étudiés. Et qui plus est nous ne pouvons pas être certains de la validité des expériences faites dans des conditions dont nous ne sommes pas sûrs. Alors autant obtenir nos propres résultats, que nous pourrons corréler aux autres après cela, même si cela nous prend un peu de temps. D'autant plus que nous avons une approche différente de ce qui a été fait jusqu'à aujourd'hui. Cela répond-il à votre interrogation ?

- Oui, en effet. Excusez-moi, j'ai encore une fois parler un peu vite.

- Pas obligatoirement mon ami, pas obligatoirement. »

Sur ces paroles énigmatiques, le professeur sortit, laissant les volontaires parler entre eux de toutes ces nouveautés. Chacun feuilletait le dossier qu'on lui avait fourni, et commentait tel ou tel chapitre. Une fois le volume sonore revenu à la normale, Jean-Charles Dupuis reprit la parole : « Mes amis, le troisième étage, réservé normalement aux tests de longue durée, a été aménagé afin que chacun d'entre vous y ait une sorte de petite chambre pour les cinq jours à venir. Je vous invite à vous rendre dans vos "quartiers" dès maintenant, afin que chacun s'installe et prenne ses repères. Le personnel qui prendra soin de vous pour toute la durée des expériences profitera de la demi-heure de repos qui nous reste pour venir se présenter à vous. Cela permettra à tout le monde de faire connaissance, pour que tout se déroule par la suite dans les meilleures conditions possibles.

Par personnel, vous voulez dire des infirmières ? intervint Frédéric. D'accortes et agréables petites infirmières ? »

Jean-Charles lui lança un regard amusé : « Oui et non, elles joueront en effet le rôle d'infirmière auprès de vos modestes personnes, mais elles sont bien plus qualifiées que des infirmières normales. Certaines sont plus diplômées que vous d'ailleurs. Et sans vouloir vous décevoir, je vous avouerai qu'il y a également quelques infirmiers. »

Frédéric prit un air dégoûté : « Des infirmiers ? Beurk ! Non ! Pas pour moi s'il vous plaît. Cela nuirait à mes capacités de concentrations ! »

L'ensemble de la salle rit de sa mimique, et ce fut dans cette ambiance détendu que chacun ramassa ses affaires pour monter vers ses "appartements".

 

Tandis que les vingt volontaires commençaient à s'installer dans leur petite chambre individuelle, un groupe de blouses blanches fît son apparition dans les couloirs, certaines poussant des chariots supportant du linge immaculé. A tous ils distribuèrent une pile de ce linge, avant de faire les présentations d'usage.

Pour sa part, Patrick n'était venu qu'avec le strict minimum, croyant qu'il allait entrer en phase d'expérience quelques heures après son arrivée. Il eut donc tôt fait de ranger le peu qu'il avait. Et c'est en contemplant tour à tour son sac vide et l'étagère presque aussi vide, qu'il fût surpris par un ‘toc toc' lancé sur sa porte grande ouverte. Se retournant aussitôt, il vit Lilas, en blouse blanche, portant une pile de short, tee-shirt et serviette. N'en croyant pas ses yeux, il la regarda bouche bée. Puis, se rendant compte de l'impression qu'il devait laisser ainsi, il se reprit et opta pour un air décontracté, laissant tomber son sac par terre, et posant négligemment la main sur le montant de son lit. Une fraction de seconde lui suffit cependant pour réaliser que ce petit manège n'était pas passé inaperçu, et c'est désœuvré une nouvelle fois qu'il porta la main à son front, tout en baissant la tête.

« Lilas, Lilas... je ne comprends pas, à chaque fois que je vous vois, je me retrouve dans une situation stupide. » Il fît une petite grimace ennuyée « Et je n'ai vraiment pas envie que vous me preniez pour un imbécile. »

Elle entra dans la chambre et posa le linge sur le lit : « Mais pourquoi voulez-vous que je vous prenne pour un imbécile ?

- Parce qu'une fois je m'étale de tout mon long, l'autre fois je surgis comme un diable qui a le feu aux trousses,... et un oursin sur l'épaule, et pour finir je prends une tête de débile parce que je suis tout surpris de vous voir là.

- J'avoue que cela m'amuse un peu, mais je ne vous prends certainement pas pour un imbécile. Enfin... pas complètement. »

Patrick ouvrit de grands yeux, mais elle rajouta aussitôt : « Je plaisante bien sûr. La seule chose que je peux dire, c'est que pour l'instant, vous me semblez plutôt original.

- Original... Original ? »

Elle haussa les épaules, et continua : « C'est vrai tout de même que vous n'agissez pas tout à fait de manière classique non ? »

Il soupira, et eut un petit rire contraint. « Oui, c'est vrai... mais je ne suis pas comme ça normalement. C'est... c'est vous qui me faites ça.

- C'est dommage, je trouvais ça amusant.

- Et en plus vous vous moquez ? »

Elle sourit à son tour. « Non, je plaisante, c'est tout. Avec vous, et non de vous. »

Ils se regardèrent quelques instants, puis elle reprit la parole : « De toute manière, nous verrons bien si c'est vrai, puisque c'est moi qui vais vous chapeauter pendant les quinze jours à venir.

- C'est vrai ? Vous allez vous occuper de moi pendant deux semaines entières ?

- Si je vous le dis. »

Patrick leva les yeux au ciel : « Merci mon dieu... ou merci la chance, qu'importe.

- Peut-être, déclara-t-elle d'un air énigmatique. Peut-être...

- Comment ça peut-être ?

- Et bien il est aussi possible que je me sois dit que tant qu'à passer tout mon temps avec un patient, mieux valait que cela en soit un qui me fasse rire »

Le visage de Patrick revêtit un air intéressé. « J'ai donc été choisi ?

- N'allez pas pour autant vous imaginer quoi que ce soit, releva-t-elle. Il ne s'agit que de sympathie.

- Oui oui, c'est ce qu'on dit. Je vois bien que vous avez craqué pour moi.

- Ça y est, vous vous remettez à délirer. Je ne sais pas s'il est vraiment très bon de prendre un cobaye aussi peu sain d'esprit.

- Peu sain d'esprit ? Mais il y a peu d'homme sur terre aussi équilibré que moi » dit-il en prenant des tics exagérés.

Elle rit, puis prit un air suspicieux : « Je n'en suis pas si sûre.

- Vous avez raison, c'est vrai. Mais peut-être est-ce vous qui me faites tourner la tête. »

La remarque fit naître une moue déçue sur le visage de Lilas : « Elle n'était pas un peu facile celle-là ?

- Si, je l'avoue. Mais la sincérité s'accorde aisément à la facilité. »

Lilas fronça les sourcils, cherchant quoi penser de cette remarque, mais n'y trouva rien à redire. Après un long échange de regard, elle détourna les yeux : « C'est bien gentil tout ça, mais il va falloir que je vous laisse. Nous avons tous encore beaucoup de préparatifs à faire.

- Et alors, que nous faisions connaissance n'est pas un de ces préparatifs ?

- Si, mais le temps qui nous était imparti pour cela est déjà écoulé.

- Déjà ?

- Et oui.

- Mais ils sont radins ici ! Les relations humaines sont pourtant ce qu'il a de plus important lors des expériences à risques. Ils devraient le savoir : il faut éviter tout stress.

- Tout stress ? Et c'est en parlant avec moi que vous allez évacuer votre stress ?

- Mais bien sûr !

- Vous êtes un adorable menteur.

- Adorable ? Ça y est, déjà les grands mots. »

Elle soupira. « Vous êtes incorrigible.

- C'est ce que ma mère dit tout le temps. »

- Et je suppose que ce n'est pas la seule chose qu'elle doit dire » remarqua-t-elle en faisant quelques pas vers la porte.

Il regarda en l'air, pour réfléchir quelques secondes, puis en faisant la moue, admit le fait d'un geste du menton. Sur un dernier sourire, Lilas lui fit un petit signe d'au revoir et passa la porte. Mais Patrick la rattrapa aussitôt dans le couloir : « Quand commençons-nous nos petits rendez-vous ? »

Elle leva un sourcil interrogateur, l'obligeant à préciser : « Pour les tests, bien sûr...

- Il me semble que cela figure sur les documents que l'on vous a fournis, lui répondit-elle. Les avez-vous seulement lu ? »

Patrick évita son regard, jouant le mauvais élève pris en faute : « Euh, c'est à dire que j'avais sans doute la tête un peu ailleurs.

- Un peu ?

- Un peu beaucoup, oui. Il faut dire qu'il se passe pas mal de choses nouvelles ces temps-ci, et il n'en faut pas énormément pour me perturber. »

D'un acquiescement, elle approuva cet aveu : « C'est ce qu'il m'a semblé en effet. Enfin... Je crois que les premiers tests se passeront vers deux heures, au deuxième étage, salle 207.

- D'accord, parfait. A tout à l'heure alors.

- Oui, et d'ici là, essayez de ne pas trop tomber, j'aurais besoin de vous entier.

- Vous aurez besoin de moi ?

- Et bien oui, c'est moi qui fait les tests non ?

- Oui, bien sûr... Je vais faire attention, je vous jure.

Et sur ces mots ils se séparèrent, chacun s'éloignant dans une direction opposée. Puis comme il allait rentrer dans sa petite chambre, Patrick aperçu Frédéric, la mine déconfite, qui s'approchait de lui : « Bein alors beau gosse ? Qu'est ce qui se passe ? «

Frédéric leva les yeux sur lui et soupira tristement, abattu. Patrick reprit : « Notre séducteur impénitent serait-il tombé sur un énorme infirmier moustachu ?

- Si ça n'était que cela... Non, je suis tombé sur une infirmière, plutôt belle même. Mais du genre coincée tu vois. Cheveux blonds tirés en arrière, en chignon strict, de jolis yeux verts qu'elle cache derrière une horrible paire de lunette grise, un air pincé et hautain que je déteste. Et tu peux être sûr qu'elle est du genre pète sec qui va me prendre la tête du début à la fin. Quel gâchis ! »

Patrick, tout sourire devant ce malheur, essaya néanmoins de le consoler : « Je te sens assez pessimiste sur ce coup là... Au premier abord elle a l'air froide, mais ce n'est peut-être qu'apparence. Attends de la connaître. Si ça se trouve, c'est un air qu'elle se donne pour cacher son caractère de mangeuse d'homme.

- C'est possible, mais quant à les manger, elle serait plutôt du genre à le faire au sens propre.

- Tu exagères. Je suis sûre que sous ses dehors de glace, elle cache un tempérament de feu. »

Frédéric le regarda, consterné : « Tu te moques de moi ?

- Oui.

- Ouais, tu rigoles, mais tu ne l'as pas vu.

- C'est exact. Mais de toute manière ce n'est que pour cinq jours.

- Oui, t'as raison. Seulement cinq jours à passer avec un glaçon... Et puis si ça se trouve, elle est mieux qu'elle en a l'air, ou alors : Elle est pire encore ! Et pour compléter le tableau, elle est certainement sadique, et elle va faire exprès de rater les piqûres pour me les refaire. Chaque test chiant, elle me le fera repasser dix fois, histoire de s'assurer des résultats. Non, je te le dis, ça commence mal cette histoire...

- Mais...

- Ça y est ! L'interrompit Frédéric. Je sais ! C'est une militaire ! J'aurais du le voir tout de suite. Elle en a toutes les caractéristiques : une espionne envoyée par l'armée pour nous observer...

- T'es en plein délire Fred.

- Oui... Mais ça soulage.

- Si tu le dis.

- Oh ça va toi ! T'es tranquille avec ta bombe d'infirmière. Tu crois que je ne t'ai pas vu lui faire les yeux doux ? ... Il y en a qui ont trop de chance.

- Je ne peux qu'avouer la vérité, déclara Patrick d'un air satisfait, il semble que sur ce coup là je sois plutôt fortuné. Désolé de te rendre jaloux... mais d'un autre coté, cela va rassurer mon ego. »

Patrick se redressa, s'étira un peu, contemplant du haut de son mètre soixante dix neufs et demi son ami, qui se ratatinait à la pensée de sa gardienne aux canines sans doute proéminentes et pointues. « Ah... Je me sens mieux tout à coup, ajouta-t-il.

- Rigolo va... Alors ça y est maintenant, depuis que tu as ta jolie infirmière tu as oublié ta petite Lilas de ce matin.

-Absolument pas. »

Frédéric prit l'attitude de celui à qui on ne la fait pas : « Holà mon ami, pas de baratin avec moi.

- Non je ne plaisante pas, je ne risque pas d'oublier Lilas.

- Quoi ? Elle est encore mieux que celle-là ?

- Non, pas du tout. »

Le masque de l'homme interrogatif, proche de l'air stupide qu'il savait très bien faire, passa sur le visage de Frédéric : « Attend, je ne suis plus là. C'est toi qui as disjoncté ou c'est moi ?

- C'est toi.

- Ah d'accord » admit Frédéric en hochant la tête, tout en n'y comprenant rien

« Il faut dire que tu n'as pas non plus toutes les données. » lui confia Patrick en lui mettant la main sur l'épaule.

Les yeux de Frédéric perdirent leur aspect vitreux, tandis qu'il lui demandait : « C'est à dire ?

- C'est à dire que Lilas, justement, c'est elle.

- Elle ? L'infirmière ? »

Patrick opina vigoureusement de la tête et la compréhension illumina le visage de Frédéric : « Ah d'accooooord...

- N'est ce pas ?

- Tout à fait, tout à fait. On peut dire que tu as le cul bordé de nouille quand même.

- C'est le destin mon vieux, le destin. On ne peut rien y faire. Nous étions faits pour nous rencontrer.

- Qui ? Toi et moi ? »

Patrick regarda son camarade, atterré. Il n'eut pas besoin de dire quoi que ce soit pour signifier ce qu'il pensait.

« Je te croyais rationnel, quand même ? reprit Frédéric.

- Je le suis. Je suis rationnellement conscient qu'elle et moi étions destinés à nous rencontrer... par le plus grand des hasards... prédestinés... écrit dans le grand livre des aléas.

- Patrick ?

- Oui ?

- Je crois bien que tu es accroc de cette fille. Je crois même ne t'avoir jamais vu comme ça. »

Après une longue inspiration, Patrick demanda à son ami : « Tu penses que je m'emballe un peu vite ?

- Exactement. J'ai peur que tu ne respectes pas vraiment le principe que tu m'énonces tout le temps. A savoir : prendre un peu de recul quand les choses se précipitent. Tu t'en souviens de ça ?

- Euh... c'est à dire qu'il est bien possible que j'aie énoncé quelque chose dans ce genre... quelques fois.

- Quelques fois ? C'est ton dogme ! Ton principe existentiel ! »

Patrick se racla la gorge. « O.K., d'accord, je vais essayer de faire la part des choses... Je vais essayer. » Puis, il écarta les mains dans un geste d'impuissance et prit un air gêné pour s'excuser d'avance : « Mais l'homme est faible. »