[R]
Quel est ce vieux monde, qui me contemple de ses yeux ternes ?
Ne sait-il pas que le rêve est mort, et que pour le ressusciter, je dois verser son sang ?
Quels sont ces pitoyables innocents, qui me regardent les yeux emplis d’incompréhension ?
Ne voient-ils pas les corps fragiles qu’ils ont piétinés pour pouvoir régner ? Ne voient-ils pas les destins qu’ils ont spoliés, pour pouvoir jouir ?
Ils en ont oublié jusqu’à leur propre conscience, abandonnée, attachée, bâillonnée, avec tous les rêves d’amour partagé, sacrifiés lorsque vint l’âge de raison.
Quel est ce silence qui nous sépare, mon amour, maintenant que j’ai versé le sang ?
Quelle autre solution avais-je ? Quel choix ? Quelle voie ?
Parce qu’ils prenaient tout, j’ai dû décider de tout perdre, jusqu’à toi.
Mais il fallait bien que quelqu’un le fasse, que quelqu’un prenne cette place.
Ils étaient le mal, je suis devenu le méchant.
Et je me perds, me condamne, souffre de me voir dans tes yeux et m'acharne.
Ils voulaient tout, je leur prendrai autant.
Je, nous, je deviendrai Légion.
Nous serons des milliers à nous sacrifier ainsi, des milliers d’esclaves que le monde libre a engendrés, parce qu’il le faut, si on veut qu’après subsiste encore un espoir.
Nous devons retirer le mal, cautériser la plaie.
Nous devons soigner le monde, avec la seule arme qui nous reste, notre sang.
Et je les hais de faire de moi ce monstre, et je me hais d’avoir ce courage.
Et je hais cette haine qui me fait, me défait, qui me forme et me déforme.
Il faut que je la sorte, que je l’extirpe, avant de mourir, je dois la tuer.
Chaque cri sous ma main est le fruit de sa faim. Pour ne pas qu’elle me dévore, je dois faire vite, encore et encore.
Par le geste, je dois l’extruder, chaque coup porté sera une partie de sa fin.
Vite vite, encore.
Vous avez fait de moi un monstre.
Subissez.
[Pierre L.]
En attendant… Le temps use tout, il nous use, use nos sentiments, nos joies, nos amours, pourquoi n’userait-il pas les malheurs ? Fil par fil, jusqu’à ce qu’ils se délitent. Une anesthésie, pour partir à notre tour avec moins de regrets.
En attendant de mourir, le temps disperserait les souvenirs de toutes ces choses qu’on a faites et de celles qu’on n’a pas faites, de ces mots qu’on n’a pas osé dire, de ces gestes qui sont restés avortés, de cette vie qu’on n’a pas osé vivre.
Des souvenirs… ceux des choses qu’on a faites, celles qu’on n’a pas faites… et le pire.
Et je marche, dans une rue vide, avec pour seuls compagnons le vent et le silence.
Je pense, et les images se bousculent dans ma tête.
Les années pèsent tant sur mes épaules que je courbe l’échine, le regard rivé au sol.
Les images se bousculent dans ma tête, les sourires, l’absence.
J’y pense tellement que je m’arrête, incapable de bouger, fixant des yeux ce papier gras au sol, sans même le voir.
J’ai comme une boule au fond de la gorge, si profondément ancrée que je ne pourrais plus jamais hurler.
Rendez-moi ma famille.
Un peu à côté, il y a une flaque d’eau, dans laquelle se reflète la lumière du réverbère. Une autre image habite la flaque, celle d’un visage glauque, le mien. Mes cheveux filasses, mes joues maigres mangées par la barbe, ma mâchoire émaciée à moitié cachée par mon pardessus élimé.
Je tends ma main vers cette image dans laquelle je ne me reconnais pas. Ma main… quand est-elle devenue si décharnée ? Noueuse, parcourue de veines bleues saillantes.
Le temps…
Je revois cette même main, jeune, des siècles plus tôt, qui caressait les cheveux de ma fille, son petit visage illuminé de sourire… son sourire qui me remplissait de chaleur, avec ce petit trou adorable laissé par sa dent de lait tombée.
Je revois ma main caressant la peau de ma femme, apaisée, après l’amour.
Toutes ces images qui s’entrechoquent dans ma tête…
Je lève mon visage vers la nuit, la bruine froide vient gonfler le flot de larmes.
Rendez-moi ma famille.
Un peu plus loin, dans l’ombre, quatre ombres que je n’avais pas vues. L’une d’elles se dirige vers moi d’un pas ridiculement chaloupé. « Laisse, lui dit une des autres ombres. C’est le vieux fou. Il a jamais rien. Il a encore moins de tunes que nous, meskin ».
L’ombre revient sur ces pas, et tous ensemble, ils m’ignorent.
Le monde m’ignore.
Je ne suis rien, plus rien.
Je me remets à avancer, serrant mon manteau contre moi, par réflexe. Mais le froid m’ignore, comme la nuit.
Je n’existe pas, je ne suis rien.
Rien.
Rendez-moi ma famille.
[Jean-Pierre R.]
Je fais partie du petit peuple, de ceux qui subissent sans lever les yeux parce qu’ils ont trop peu et ont peur de le perdre. Pas assez pauvre pour se révolter, trop pour espérer. Dès le départ, on m’a dit de me faire petit, pas de vague si tu ne veux pas te faire balayer. Et on m’a endormi, avec des jeux, des images, des rêves qu’on construisait pour moi, en me faisant croire que le bonheur était là. On m’a appris à en vouloir plus, tout le temps, des images saccadées pour attirer mes yeux, des émotions préfabriquées, et ces jolis logos de couleur pour donner un nom à ce que je devais désirer.
Je suis le produit de la consommation, qui a cru que vivre pour soi était le summum, la seule façon d’exister. Je suis ce que le monde a fait de moi, un cerveau conditionné, un objet sans volonté.
Et je me retrouve là, un soir de panne, sans rien pour m’occuper, si ce n’est réfléchir, et finalement comprendre, que je ne suis là que pour attendre… ma date de péremption.
Moi je produis, je mange, je chie. Je fais mes heures, pour que d’autres profitent des leurs. Au fond de mon fauteuil, je me lamente sur le monde qui dépérit, ma canette dans une main, mes chips dans l’autre, et je me dis qu’il faudrait que ça change. Avec mes amis, au travail, à l’apéro, j’en parle, je dis qu’il faudrait que ça change. Le soir, lorsque je regarde mes enfants s’endormir, je me dis qu’il faudrait que ça change. Et puis pour m’endormir à mon tour, je me remets devant les images, et cela marche, elles m’endorment, et le lendemain, j’ai tout oublié, parce que je le veux bien.
Je n’ai pas grand chose, mais c’est ce que j’ai. Sortir, me révolter, ce serait prendre le risque de le perdre. Alors je reste dans le rang, sauf les quelques fois où je me dis qu’il faudrait que ça change. Mais TF1 est là, mon somnifère de la vie. Alors j’oublie.
Ma vie n’a pas beaucoup de goût, mais juste assez pour ne pas être insipide. Juste assez pour que je ne me révolte pas.
Je suis un esclave consentant.
Je suis un esclave, con, sans temps. Le mien est volé par le travail, le chômage, les courses, les enfants, la voiture, l’alcool, la clope, le petit joint du soir, mon sofa, et la télé... Ma télé, ma petite télé, ma gigantesque grande petite télé. Mon évasion rêvée, mon mensonge adoré. J’écoute sa musique et mes yeux se ferment, je regarde ces images et mon cerveau entre dans le moule.
Je suis un produit conditionné, et nous sommes tous ainsi, des cons additionnés.
Nous produisons, mangeons, chions. Nous faisons nos heures pour que d’autres profitent des leurs.
Et parfois nous avons un petit sursaut de conscience, un petit éclair de réflexion. Une question qui frôle notre esprit, est ce que c’est ça la vie ? Et puis la télé nous montre que ça pourrait être pire. Merci le 20h, de me remettre dans le droit chemin. Un instant, j’ai cru que je pourrais m’insurger. Mais non. Je n’ai pas grand chose, mais c’est trop pour prendre le risque de le perdre.
Et puis, l’improbable arrive… une panne.
Pas de télé. Juste moi, face à un écran vide.
Alors je pense, réfléchis, vaguement, à tout. A toutes ces images que j’ai vues, à toutes ces choses à côté desquelles je passe sans y faire attention.
Des crédits ras la gueule, je regarde ma grande petite télé dont la garantie est périmée.
Des crédits ras la gueule, je me demande si je suis condamné à rester sans télé, presque orphelin.
L’improbable arrive, une panne. Et c’est comme un début de révolution.
Le premier jour, je me suis dit que je pourrais m’y faire.
Le deuxième jour, j’ai cru que je m’y ferais.
Le troisième jour, condamné à ne pas rester inactif, mon cerveau s’est remis à fonctionner.
Dans le petit écran, j’avais vu des hommes changer le monde, en mieux. Dans la vraie vie, j’ai regardé le monde et j’ai vu en quoi les hommes l’avaient réellement changé. Je ne voyais pas où pouvait se trouver ce mieux.
Je me suis tapé un peu de nostalgie, des « c’était mieux avant », pour réaliser que non, en fait, c’est surtout bien pire maintenant.
Et maintenant ?
Maintenant, je regarde ma fille dormir, et je me demande si c’est là son avenir, ce monde odieux que je participe à construire en oubliant sagement le soir, après ma dose de somnifeuilleton.
Maintenant, je rejoins ma femme et réapprends le désir.
Je parle avec elle, et me souviens d’avant, du début. Je me souviens que nous parlions longuement ainsi. Je me souviens des rêves qui étaient les nôtres, avant, juste avant que la vraie vie nous rattrape, avant le monde du travail, le début des resssponsabilités, du loyer à penser, des couches à changer, et ce glissement, lent, tout doucement, dans une vie sans énergie, parce qu’happés dans le tourbillon savamment construit pour nous.
Je parle avec elle, mais je ne dis pas tout. Je ne parle pas de ces bizarres idées qui me traversent l’esprit, ces bizarres envies de tout changer, de nous donner une chance d’avoir une vraie vie.
Mais je ne suis rien, nous ne sommes rien. Tout changer juste pour nous est impossible, du moins c’est un leurre. S’il doit y avoir changement, c’est pour tout le monde. Car la vie pour soi n’est qu’un mensonge inventé pour contrôler, diviser pour mieux régner.
« Penses un peu à toi ! Aimes toi ! Consommes ! »…
Conneries.
S’il faut changer quelque chose, il faut le changer pour tout le monde.
Changer la société, un rêve de fou.
Je ne dis pas que je suis sain d’esprit.
Mais cette conscience que j’ai prise, cette conscience nouvelle que j’ai acquise, peut-être puis-je la partager, la transmettre, la donner, l’offrir ?
Une petite révolution, peut commencer par une grande panne de télévision.
[Edouard L.]
On peut dire que j’avais la foi. J’y ai cru, longtemps, profondément, je pensais qu’on pouvait changer les choses.
J’étais de tous les combats. Les barricades en soixante huit, LIP en soixante treize, la défense des régimes de retraites, contre la disparition du service public. Je considérais qu’il ne fallait jamais laisser échapper une opportunité de rétablir l’équilibre en faveur des « spoliés ».
L’investissement personnel dans le syndicalisme était une implication évidente pour moi. Je pensais qu’il était important de soutenir un contrepouvoir face aux entreprises et à leur vision réductrice du travail. Considérer celui-ci sous son aspect uniquement économique, c’est nier les besoins humains et c’est même nier son rôle originel. Le travail n’a pas été inventé, il est une fonction naturelle de l’homme, le travail est par définition ce que l’homme fait pour vivre, pour assurer sa subsistance. Au départ, il chassait, il pêchait, il cueillait, et puis les tâches se sont multiplié, se sont spécialisé, mais il s’agit toujours de la même chose. L’homme doit travailler pour vivre. Et si on laisse les entreprises décider de qui doit travailler ou non, cela revient à dire qu’on les laisse décider de qui a le droit de vivre. Et avec leur champ de considération étroit et la myopie humaniste qui les caractérisent, les entreprises ne sont pas aptes à avoir ce pouvoir.
Bien sûr, une entreprise a le droit de décider qui travaille pour elle, mais dans la généralité, les entreprises, les structures privées, n’ont pas le droit d’imposer une pression sociale qui exclut une partie de la population du monde du travail. Et pourtant elles prennent ce droit, parce qu’il va dans le sens naturel de leur épanouissement. Mais l’épanouissement des entreprises n’est pas celui de la race humaine, alors il était de mon devoir de lutter contre elles.
Le syndicalisme est une nécessité incontournable dans une société capitaliste.
J’y ai cru.
J’y crois encore. Cependant la réalité des syndicats s’est tellement écartée de ce qu’elle aurait dû être que je n’ai pu que me rendre à l’évidence : c’était un échec.
Je ne sais pas vraiment où ça a foiré, et quand. Mais un matin, je me suis réveillé et je me suis rendu compte que le cœur n’y était plus.
Nous nous sommes fait manger, je pense. Nous sommes restés campés sur nos théories du début du vingtième siècle, alors que la société elle-même changeait. Nous avons gardé les mêmes armes, les mêmes discours, alors que le combat se déplaçait. Et nous sommes restés derrière.
…
Ça fait plus de cinq ans que j’ai arrêté tout ça. Je suis les mouvements sociaux de loin, bien sûr, je regarde la politique se dévoyer tout autant que le syndicalisme, et du haut de son trône, je vois le dieu Argent qui imprime son empreinte sur tous les aspects de notre société.
On a perdu le combat.
J’ai perdu mon combat.
J’y avais sacrifié tout mon temps. J’y avais investi mes amitiés, mes amours, ma vie.
Et maintenant, je regarde tout ça avec détachement.
Je ne dis pas que j’ai raté ma vie, non. J’en garde des souvenirs impérissables, des combats joyeux, des combats sanglants, des combats désespérés, et quelques réussites.
Mais en définitive, il faut quand même reconnaître qu’on a perdu.
Liberté, égalité, fraternité. J’inscrivais ma lutte dans la continuité, la perpétuation de l’esprit de ces mots dans le pays que j’aime… Que j’aimais. Parce qu’à bien y regarder à présent, il en a oublié le sens. Il s’en travestit encore, comme un slogan publicitaire efficace, mais il ne reste plus que cela.
Chaque jour je regarde la société accélérer un peu plus alors qu’elle se dirige contre un mur, et je me demande ce que je peux encore faire.
Alors je parle, j’essaye de donner un avis mesuré. J’ai créé un blog pour ça, il faut bien vivre avec son temps. Et j’avoue que cela a un côté intéressant, quelques retours constructifs qui me permettent d’étayer ma réflexion. J’y suis à ma place dans une certaine mesure, une goutte dans un océan.
J’ai toujours en moi la tentation d’une révolution, mais je ne sais pas quel aspect lui donner. J’écris mon avis quand l’envie m’en prend, c’est à dire souvent - je reste bavard, on ne se refait pas – mais j’en reste là. Peut-être suis-je dans une de ces phases où il me faut un déclic, un quelque chose pour me donner l’étincelle.
Ou peut-être aussi suis-je trop vieux pour avoir encore le désir de lutter. Et peut-être encore suis-je trop dégoutté, lassé, déçu, par ceux en qui j’ai cru et qui ont tourné leur veste. Le pouvoir de séduction de l’argent… Il est si facile de se laisser convaincre…
Je ne sais pas…
Je ne sais pas si c’est la société qui est devenue trop dure pour moi, ou si je suis simplement trop usé. Et peut-être ai-je fait mon temps, cela n’est plus mon époque.
Mais où est le relais ?
Je regarde notre société et je reste un peu en retrait, simple spectateur, parfois commentateur, mais plus acteur. Je ne me sens même plus révolté par ce que je vois, j’en ai tellement vu. Je crois que le terme exact est… désabusé
Oui, c'est ça, je suis désabusé, je ne crois plus.
Le temps qui passe écorne inexorablement les idéaux, jusqu’à ce qu’il reste une petite bille, bien lisse et bien propre, sur laquelle tout glisse.