La nuit s'annonçait douce.

Christophe, Kim et Samya dormaient paisiblement. Julie montait la garde et Ève, allongée à côté de Bagheera qui faisait sa toilette, laissait ses pensées vagabonder en attendant le sommeil.

Le temps clément leur faisait du bien après les températures contrastées des jours précédents. Ils venaient de traverser une succession de vallées profondes à l'atmosphère lourde de chaleur moite, puis en étaient sortis par une haute passe très exposée au vent, dans laquelle ils avaient fortement souffert d'un froid mordant.

La vallée qu’ils traversaient à présent était accueillante, sans conteste la plus accueillante depuis leur départ du temple abandonné d’Aorila, cinq semaines plus tôt. Ils étaient arrivés dans cette petite clairière en fin d’après-midi, le lieu parfait pour établir un campement et se reposer : un petit ruisseau, quelques rochers moussus pour s’adosser, de l’herbe grasse pour y faire leurs couches, et une trouée entre les feuillages denses pour admirer le ciel.

Ève avait eu une impression de déjà-vu lorsqu’elle avait posé les yeux sur le lieu, elle s’était rapidement demandée s’ils n’avaient pas tourné en rond et étaient revenus à un endroit déjà visité. Cela n'était pas possible cependant, puisqu’ils suivaient toujours les restes de l’ancienne route impériale. Et puis ils avaient déjà traversé tellement de vallées, tellement de jungles, depuis leur arrivée sur ce monde hostile, il y avait plus de quatre mois de cela. Rien ne ressemblait autant à une clairière dans la jungle qu’une autre clairière dans la jungle…

Ils avaient donc décidé de camper là. Sans doute allaient-ils y passer quelques jours, pour se reposer de la semaine éprouvante qu’ils venaient de vivre. Les deux dernières vallées s’étaient en effet montrées particulièrement dangereuses, emplies de créatures agressives qui les avaient attaqués à plusieurs reprises. Ils avaient réussi à s'en sortir sans trop de dégâts, grâce aux qualités de combattantes d'Ève et de Bagheera, ainsi que les quelques sortilèges de Christophe. Mais à présent, ils avaient tous besoin de récupérer. Deux ou trois jours en ce lieu devraient leur permettre de se remettre sur pied, sans compter qu'il leur fallait reconstituer leurs réserves de nourriture.

Malgré la quiétude des lieux, ils avaient décidé de faire des tours de garde. Ève avait pris le premier et venait de se faire relever par une Julie, pour une fois, un peu bougonne. Allongée sur sa couche, une couverture élimée posée sur un lit d’herbe coupée, la jeune servante de la déesse aux deux visages avait passé son avant bras sous sa tête et contemplait le ciel nocturne. Elle pensait avec satisfaction aux dispositions prises suite aux tensions apparues, lorsque Christophe avait décidé de suivre l’enseignement d’Ehntehag. Le temps exagéré qu'il passait à ses études avait généré des disputes à répétition. Les filles avaient peur de voir grandir l’influence de la déesse de la magie sur le jeune homme, aux dépens des liens qui le reliaient à elles. Au final, Christophe avait trouvé une solution acceptable, proposant d’équilibrer le temps passé avec ses amies et celui pendant lequel il disposait de l'enseignement de son inquiétante professeur d’Art, puisque la magie était soi-disant un Art. En dehors des périodes de marche, il passait dorénavant au moins une heure par jour à s’entraîner au combat avec Julie et Ève, et une autre heure à apprendre à Kim ce que lui-même avait appris sur l'incantation magique. Et les deux autres heures disponibles étaient passées en état de transe, lui permettant de s'entretenir avec la déesse par le biais du cristal magique qui ne quittait plus le front de l'apprenti magicien.

Mais Ève pensait qu’il s’agissait partiellement d’un marché de dupes, car elle avait cru comprendre que le temps ne passait pas de la même façon pour Christophe, lorsqu’il entrait en méditation pour communiquer avec la déesse des mystères, dans l’espace spirituel de la gemme magique. Il faudrait peut-être qu’elle en parle avec lui… Mais en même temps, les choses semblaient plutôt bien se passer. Les relations difficiles entre Christophe et Kim semblaient se tasser, même si Ève sentait encore combien Kim avait peur d’Ehntehag, une peur irrationnelle, intuitive, qui l’avait poussée dans les premiers temps à provoquer Christophe, alors que ce n’était pas du tout dans sa nature. Leur relation en avait pâti, jusqu’à ce que Julie s’en mêle et les oblige à en parler et à faire la paix.

D’ailleurs, maintenant qu’elle y pensait… la magie était censée limiter la libido de ceux qui l’exerçaient, et il semblait bien que cela ne fut pas vraiment le cas pour Christophe. Était-ce Dado qui avait exagéré ? Ou y avait-il quelque chose de spécial avec l’apprentissage de Christophe ?

Dado… Ève se demandait ce qui se passait pour lui, s’ils lui manquaient… Il aurait pu les protéger par sa simple présence… Avec lui, ils auraient sans doute évité pas mal de combats… Combien de problèmes ils avaient rencontré depuis leur séparation ! Heureusement qu’ils avaient trouvé cette vallée paisible, cette petite clairière calme, car le groupe était au bord de la rupture physique, après cette semaine intense.

Cette petite clairière avec son ruisseau chantant… Un endroit comme ils n’en rencontraient pas assez, malgré son impression de déjà-vu.

Les yeux d'Ève se fermaient lentement, la paix du lieu l’emmenait vers les terres du songe. Ici… cette clairière si calme… Ce n’était pas ici que…

Ève se redressa subitement en lâchant un cri, les yeux écarquillés sous l’image qui venait d’affleurer à son esprit. Cette clairière !!!

« Qu’est-ce qu’y a ? Demanda Julie

Non ! s’exclama Ève. Vite ! Réveillez-vous !! »

Elle bouscula Samya qui était à sa droite et appela Christophe et Kim.

« Qu’est-ce qui se passe ? L’interrogea de nouveau Julie.

Cette clairière ! Cria Ève. C’est ici que ça s’est passé !

Qu’est-ce qui s’est passé ? Voulut savoir Samya, l’esprit encore embrumé.

Mon rêve ! C’était dans cette clairière !

Quel rêve ? S’inquiéta Julie.

Celui des Nocturnes ! C’est ici qu’ils nous ont tués !!! »

 

 

Ils couraient aussi vite qu’ils pouvaient. Des feuillages et des lianes leur fouettaient le visage et leur écorchaient les jambes, mais ils ne se préoccupaient plus de laisser des traces.

Christophe n’était pas trop sûr de la direction qu’ils suivaient, se repérer aux étoiles prenait du temps, ce dont ils ne disposaient pas. Ève menait la marche, lui la fermait, en ayant pris le sac de Kim, pour la soulager de ce poids. C’est lui qui en souffrait à présent, en silence, se concentrant sur sa respiration et ses perceptions.

Les Nocturnes n’étaient pas loin derrière eux. Il n’en était pas sûr, mais c’était comme s’il le sentait. Une étrange impression le saisissait aux tripes. Peut-être était-ce cela qu’on appelait la peur.

Lorsqu'Ève leur avait appris que la clairière dans laquelle ils se trouvaient était parfaitement identique à celle qu'elle avait vu dans son cauchemar, celui dans lequel elle avait vu les Akheraïs les tuer l'un après l'autre, ils n’avaient pas trop su quoi en penser. Pour la Vierge Guerrière, il s'agissait là d'un rêve prémonitoire envoyé par sa déesse, pour les prévenir du danger, même si cela avait été avec plusieurs mois d'avance. Mais, aussi improbable que cela puisse paraître, le danger était trop grand pour qu’ils ne prennent pas sa hypothèse au sérieux. Sur ce monde étrange, tout était possible, et surtout, personne ne tenait à rencontrer ces êtres terribles qu'elle leur avait dépeints.

Ils avaient ramassé avec célérité leurs affaires et avaient décidé d’abandonner les ruines de la route impériale. Étant donné qu’ils la suivaient depuis le début, leur piste aurait été trop évidente à suivre.

Plus tôt dans la journée, ils avaient croisé une large rivière, peu profonde, qui serpentait et s’écartait de la route. Christophe avait proposé de la rejoindre en coupant à travers jungle vers l’ouest, afin de l’utiliser pour faire perdre leurs traces à ceux qui pourraient les poursuivre.

C’était la meilleure proposition faite et ils avaient commencé à progresser en petites foulées. Ève, qui semblait ne pas avoir de problème pour se déplacer de nuit, avait pris la tête. Au bout de presque une heure, Bagheera, qui était resté en arrière, était revenue et avait fait comprendre à Ève, grâce à leur lien particulier, qu’elle avait vu les Nocturnes remonter la piste du groupe.

La rivière ne devait plus être loin ; après s’être entre-regardés quelques instants, tous s’étaient remis à courir, plus rapidement cette fois-ci. Ce n'était pas de l'affolement, pas encore, mais cela n'en était pas loin. L'image des Chasseurs Nocturnes égorgeant des milliers de Vierges Guerrières hantait les esprits de chacun. Christophe leur imaginait une odeur de pourriture, un faciès cruel. Juste devant lui, Kim se prit les pieds dans une racine et chût. Dans le bruit de la course, Julie, juste devant elle, ne l'avait pas entendu. Christophe l'aida à se relever. Sa petite chérie avait les larmes aux yeux, mais elle ne dit rien et repris sa course, accélérant autant qu'elle pouvait pour rattraper ses amies.

Et maintenant Christophe commençait à perdre son souffle, trop de fatigue, mais surtout le port des deux sacs le déséquilibrait, et l’empêchait de prendre un rythme régulier.

Au détour d’une petite butte, la rivière fut là, comme une large traînée lumineuse dans la nuit claire. Les reflets des deux lunes couraient sur l’eau, le mélange des couleurs aurait pu être beau, mais Christophe pensait surtout que cela n’allait pas leur simplifier la tâche pour semer leurs poursuivants.

Ils prirent à peine une petite pause, juste le temps de réfléchir. Les pieds dans le lit caillouteux du cours d’eau, ils espéraient que le courant vif effacerait les traces qu’ils pourraient laisser. Julie et Samya haletait, tout en donnant leur avis. Christophe, comme Kim, ne parlait pas, tous deux respiraient profondément, tentant de reprendre leur souffle. Ève leur adressa une question muette, Kim hocha la tête et Christophe lui fit un geste, pour lui indiquer qu'il était d'accord pour la direction de l'aval.

Ils repartirent. Le jeune homme ne se plaignit pas, sachant que Kim souffrait autant que lui, sinon plus. Même si celle-ci avait beaucoup amélioré sa condition physique depuis qu’ils étaient arrivés dans cette jungle, elle ne faisait jamais de course à pied, contrairement aux autres.

A peine une demi-heure plus tard, Kim demanda une pause, incapable de respirer correctement. Christophe n'allait pas beaucoup mieux. Ils ne s’assirent pas, restant là, de l'eau jusqu'aux mollets, les mains sur les genoux pour certains, à aspirer l’air du mieux qu’ils pouvaient.

A une cinquantaine de mètres de là, la rivière tournait sur la gauche, mais dans le virage, face à eux, de grands arbres laissaient tomber d’épaisses lianes, jusqu'au raz de la surface. Les yeux de Christophe se plissèrent tandis qu’une idée germait en son esprit. Il observa les traces qu’ils avaient laissées derrière eux. Ils marchaient sur les grosses pierres, et, après quelques instants, les éclaboussures qu'ils laissaient sur leur passage se confondaient avec celles laissées naturellement par le cours impétueux. Des cailloux pouvaient être un peu déplacés par leurs mouvements, mais il n'en voyait pas trace. Le courant devait certainement les effacer très rapidement. La question était de savoir si cela suffirait pour tromper l’œil d’un bon pisteur, comme devaient l’être, sans aucun doute, les Chasseurs Nocturnes.

Cela dépendait sans doute du temps que ceux-ci mettraient pour parvenir jusqu’ici.

Tout à ses pensées, Christophe sursauta lorsque Bagheera surgit abruptement de la jungle, à peine à un mètre de lui. A la grimace de la jeune fauve, et à la façon dont elle balançait sa queue, le jeune homme comprit que le danger était très proche.

Ève se pencha vers sa compagne et mit la main sur le cou de la bête avant de s’agenouiller pour lui faire face. Elle ne parlait pas, toutes deux se contentaient de se regarder.

Ève se releva brusquement : « Ils sont tout près !

Ça veut dire quoi " tout près " exactement ? voulut savoir Julie. A combien de minutes de nous ?

Je ne sais pas précisément, mais pas plus de dix. Sans doute moins. »

Samya mit la main sur l’arc qu’elle portait en bandoulière, et exprima l’opinion que tout le monde avait : « On ne pourra pas les semer.

Tu veux te battre ? » lui demanda Ève.

Samya hocha la tête, mais Christophe intervint : « Il y a peut-être une solution. » Il pointa son index en direction des arbres qu’il avait repérés. « Vous voyez ces lianes là-bas ? On arrête pas d'en croiser. Je pense qu’on peut les utiliser pour monter dans un de ces arbres et s’y cacher. Si on reste les pieds dans l’eau, le courant effacera nos traces, et les Nocturnes ne pourront pas savoir qu’on a grimpé. Il faudra juste faire attention à ne pas marquer les lianes qu’on utilisera, ou alors il faudra les remonter sur l’arbre pour être sûr… Non ?

Pas le temps de réfléchir dix ans ! Déclara Julie. On tente le coup ! » Et elle partit aussitôt en avant.

Sans un seul mot de plus, tous les autres lui emboîtèrent le pas.

« Et Bagheera ? » demanda Christophe à Ève, en regardant la jeune fauve qui avançait discrètement parmi les arbres de la jungle, sur leur droite. « Je ne pense pas qu’elle arrive à grimper à ces arbres sans laisser de traces de griffes…

Elle se cachera dans la jungle. S'ils la pourchasse, toute seule elle pourra les semer. »

Ils arrivèrent sous l’arbre. Sur leur gauche, à une trentaine de mètres, la rivière se jetait vraisemblablement dans le vide, une haute chute d'eau ou une petite cascade, impossible de le déterminer d'où ils étaient. Mais le bruit était puissant. Peut-être aurait-ce pu constituer une piste intéressante pour se cacher, mais Christophe se dit que ces choses là n'arrivaient que dans les films.

Ève grimpa la première sur l’arbre, se hissant rapidement à la force des bras. Une fois en haut, elle aida la suivante, Samya, en la tirant à la force des bras sur la moitié de la hauteur.

Christophe posa le sac de Kim sur un rocher hors de l’eau, et s’appuya dessus pour reprendre son souffle, en attendant son tour de grimper. Il ne pensait pas pouvoir grimper avec les deux sacs, et Kim aurait assez de mal avec son propre poids, il allait falloir qu'il le lance, ou alors, qu’il l’attache à la liane qu’ils utilisaient, et qu’il le hisse une fois que lui même serait passé.

Pour le coup, Christophe s’en voulait un peu. Il avait demandé quelques temps plus tôt à Ehntehag si un sort lui permettrait sinon de voler, au moins de marcher sur les airs. Les deux étaient possibles, mais c’était des sorts difficiles à apprendre, et la déesse pensait que Christophe n’aurait pas le niveau nécessaire avant un temps certain. Il aurait dû insister, cela leur aurait grandement simplifié la tâche en cet instant. Il aurait même pu créer une fausse piste pour les Nocturnes et revenir ensuite par les airs vers le groupe. Quoique… Ehntehag lui avait dit que les Nocturnes suivaient avec facilité la piste rémanente d’une magie active…

Cela allait être bientôt son tour. Kim venait de finir son ascension ou plutôt de se faire hisser par Ève, et Julie finissait de grimper sur une seconde liane. Elle avait une bonne technique, coinçait bien la liane entre ses pieds pour prendre appui et progresser, mais comme le pensait Christophe cette méthode laissait des marques sur le végétal, il faudrait remonter la liane lorsqu’ils auraient fini.

Il se redressa pour se préparer, mais son mouvement fit glisser le sac de Kim, qui chut dans l’eau. Avec un temps de retard, il tenta de le rattraper, mais pas assez vite, le courant emporta l’objet sur quelques mètres, avant qu’il ne s’arrête, bloqué contre un autre groupe de rochers. Après un « Quel con ! » lâché tout bas, Christophe parcourut la faible distance en faisant attention à ne pas glisser. Il échappa de justesse à une chute dans l’eau froide, à cause d’une pierre traîtresse, et récupéra le sac.

Il fit demi-tour et leva le sac pour voir où il mettait les pieds. À l'endroit où il avait failli tomber, il avança précautionneusement, puis, une fois la difficulté passée, il rabaissa le sac pour finir aller plus vite. Mais aussitôt, il se figea sur place.

Kim voulut l’appeler mais, par une prompte réaction dictée par l'instinct, Ève lui plaqua la main sur la bouche.

Christophe regardait fixement vers l’amont. Il était à huit mètre d'elles, mais elles voyaient distinctement le blanc de ses yeux, écarquillés par l'appréhension. Un frisson qui n'avait rien d'agréable parcourut la nuque de la Vierge Guerrière.

 

La mâchoire de Christophe était restée à moitié ouverte. Il sentait une goutte d’eau froide, déposée sur sa tempe par une éclaboussure, s’écouler lentement jusqu’à sa joue.

A cinquante mètres de là, parmi les branchages qui parsemaient le bord de la rivière, la lumière de la plus grosse des lunes lui avait permis d’apercevoir une grande silhouette.

Cinquante mètres… Il y avait peu de chance pour que ce qu'il apercevait là-bas l’ait entendu. Mais la nuit était claire. Christophe n’osait pas bouger. Il était dans l'ombre de l’arbre aux grandes lianes, qui s'élevait à quelques mètres de là sur sa gauche. Peut-être n’avait-il pas encore été aperçu, mais chaque geste était un risque supplémentaire.

La forme humanoïde bougea, très légèrement. Puis soudain, elle se figea. Et Christophe sut, à la posture qu’elle avait prise, qu’elle l’avait vu.

Les filles étaient dans l’arbre. Elles avaient eu le bon réflexe, ne l’avaient pas appelé. Si elles ne bougeaient pas et ne faisaient pas de bruit, elles resteraient bien dissimulées. Mais lui ne pouvait plus aller vers elle.

Et la silhouette jaillit dans la lumière des deux lunes. De loin, cela ressemblait à un homme très grand, sans doute deux mètres, élancé et musclé, sans autre habit qu’un pagne, et portant une lance dans la main droite. Dans la nitescence nocturne, les ombres sur sa peau oscillaient entre le bleu et l’ocre, tandis qu’il courait vers Christophe en empruntant les bords du cours d’eau.

L’apprenti magicien ne prit pas une seconde pour observer le chasseur. Il jeta le sac de Kim à l’eau et se retourna pour courir aussi vite qu’il pouvait vers l’autre berge, vers l’aval. S’il ne pouvait le semer, il espérait au moins détourner son attention. Et puis il restait la cataracte. Christophe n’était pas spécialement bon nageur, mais s’il fallait sauter…

Il avait presque atteint l’autre rive, lorsqu’un mouvement un peu plus haut sur sa gauche attira son attention. Un autre Chasseur Nocturne, armé lui aussi d’une lance, venait de sortir de la jungle, à peine à vingt mètres de lui. Il semblait un peu plus petit, et portait quelque chose en bandoulière, sans que Christophe ne cherche à distinguer ce dont il s’agissait. Il était trop saisi par le choc. Il se sentait piégé.

Le temps qu’il se ressaisisse, ceux qui le pourchassaient avaient déjà gagné cinq mètres sur lui. Ils couvraient les deux côtés du cours d'eau. Ils ne lui laissaient pour solution que la chute d'eau, dont il ne connaissait même pas la hauteur.

Il redoubla d'effort, la fatigue envolée, effacée par l'adrénaline.

Sautant comme un cabri dans l'eau peu profonde, il progressait aussi vite qu'il pouvait.

Il n'était plus très loin du bord, mais un coup d'œil par dessus son épaule lui appris que le Nocturne le plus proche n’était plus qu’à six mètres de lui, et l’autre à vingt, ayant déjà dépassé l’arbre dans lequel les filles se cachaient. Christophe pria intérieurement pour que celles-ci ne fassent rien, car si le rêve prémonitoire d'Ève était juste, les Nocturnes devaient être au moins quatre, ce qui en faisaient encore deux qui ne s’étaient pas montrés.

Mais Christophe n’avait pas le temps de réfléchir, il ne lui restait qu’une solution : le seul sort offensif qu’il connaissait bien, la Main du soleil. Il avait appris ce sort pour plusieurs raisons, en dehors du fait qu’Ehntehag le lui avait conseillé : Christophe avait déjà quelques notions de la magie de lumière et ce sort était particulièrement efficace contre les Nocturnes, qui craignaient l'astre diurne. La Main du soleil concentrait l’énergie magique pour la transformer en véritable lumière solaire, qui jaillissait de la paume de celui qui le lançait. Il aveuglait temporairement une personne normale et, d’après Ehntehag, brûlait gravement les Akheraïs.

Outre la nécessité de disposer de catalyseurs, qu'on appelait composantes matériels, comme le feu pour le sortilège de boule de lumière qui leur avait appris Dado, incanter ce sort prenait entre quinze et vingt secondes en temps normal. Cependant, la déesse de la magie avait appris à Christophe le secret des clés de mage. Celles-ci consistaient à préparer un sortilège en stockant l’énergie magique au sein de sa propre aura, grâce à des structures magiques qu’on ajoutait à l’incantation lors de la préparation. Ainsi, quelques gestes et mots rapides, qu’on appelait les « clés » permettaient de libérer rapidement le sort, de manière à pouvoir l’utiliser en combat.

Le problème était que l’énergie magique ne restait pas stockée éternellement, elle se diffusait petit à petit hors de l’aura de l’incantateur et le sort perdait en efficacité, plus ou moins rapidement, en fonction de la qualité des clés utilisées. Christophe n’était pas encore très doué pour cela, aussi préparait-il le sort tous les matins, c’est à dire il y avait presque dix-huit heures maintenant. Il n'était absolument pas sûr de la qualité du sort préparé, il ne savait même pas s'il était encore actif.

Mais il était trop tard pour s’en inquiéter.

Alors que le Nocturne parcourait les derniers mètres les séparant, Christophe se retourna subitement et exécuta les gestes clés, accompagnés du nom qu’il avait donné au sort, simples paroles qu’il avait choisies pour être les composantes verbales.

Le Nocturne était à trois mètres de lui et, à la soudaine appréhension de ses yeux pâles, l’apprenti magicien comprit que son ennemi réalisait ce qui allait se passer. L’être à la peau grise profita de son élan et sauta, pied en avant, droit sur Christophe.

Le sort partit un infime instant avant l'impact. La lumière pure jaillit de la main du jeune incantateur, arrachant un cri à l’Akheraï. Mais les pieds de celui-ci atteignirent leur cible en pleine poitrine et Christophe fut projeté plusieurs mètres en arrière, souffle coupé. Il se reçut lourdement sur les rochers, juste au bord du précipice. Ce fut comme des poings d'acier qui frappaient violemment son dos, tandis que sa tête heurtait une pierre.

De l’eau s’engouffra dans sa bouche et dans ses narines.

Tout se passait trop rapidement. Tout était confusion : les pointes de douleur aiguës dans son dos, ses pensées qui n'arrivaient pas à devenir cohérentes, perdues au milieu d'un mal de crâne atroce, cet air qu’il n’arrivait plus à respirer, et derrière tout cela, son instinct qui lui hurlait de s’accrocher à quelque chose.

Il tendait ses mains mais n’arrivait pas à attraper quoi que ce soit. Il roula, boula, malmené sur une longueur indéterminée.

Et puis tout à coup, il n’y eut plus rien de dur sous lui, de l’eau et de l’air tout autour, pendant d’interminables secondes, jusqu'à un nouveau choc, violent, total, soufflant le peu de souffle qui lui restait dans les poumons, et plus fort encore, cette panique qui l'étreignait tandis qu'une force colossale le happait vers le fond.

Tout tournait autour de lui, ou peut-être était-ce lui qui tournait. Les secondes s'écoulaient, il cherchait de l’air, mais c’était de l’eau qui pénétrait dans sa bouche. Il n’arrivait pas à coordonner ses mouvements, il n’arrivait pas à penser. L'effort durait. Sous le manque d’oxygène, ses forces l’abandonnaient,.

C’était trop dur. Le courant le bousculait, le collait au fond, sous une épaisseur d'eau qu'il devinait incommensurable. Désorienté, épuisé, sa conscience s’effritait. Même la peur en lui s'étiolait, en même temps que ses sensations. Le courant emmenait tout avec lui, jusqu’à sa volonté de vivre.

Peu à peu, il arrêta de se débattre.

Un soupçon de sa conscience assistait à la débâcle de tout le reste. Il se sentait partir, mais c’était comme s’il s’agissait d’un autre. Il avait juste envie de fermer les yeux, et que tout s’arrête.

… Que tout s’arrête.

« Non ! »

Une voix puissante retentit dans sa tête. Elle disait qu’il n’allait pas mourir, pas maintenant, qu’elle avait trop besoin de lui. Qu’il ne mourrait pas après tout cela, après ce qu’elle avait fait pour lui. Elle ne pouvait survivre sans lui…

Kim ?

« Reviens ! Lui intima-t-elle. Bats-toi ! »

Non ce n’était pas Kim. Qui alors ?

« Bats-toi ! Reviens ! »

C'était un ordre, impérieux.

Il connaissait cette voix.

Et soudain, il prit conscience qu’il était en train de se noyer, que la torpeur qui le gagnait n’était pas celle de la paix, mais celle de la mort. Il flottait entre deux eaux, emporté par le courant.

Ce fut comme un électrochoc, venu d'on ne sait où. Dans un sursaut de volonté, l’esprit à présent clair, il battit des bras et des jambes, et remonta à la surface. Il toussa, cracha, respira tant qu’il pouvait.

« Calme-toi, lui dit la voix d’Ehntehag dans son esprit, laisse toi porter. »

Trop fatigué, il voulut rejoindre le bord de la rivière, mais Ehntehag lui conseilla de se laisser porter plus loin. Les Nocturnes essaieraient de le retrouver, lui expliquait-elle, il fallait qu’il mette un peu de distance entre eux.

L’idée lui parut bonne, et en même temps, elle lui fit penser aux filles. Il espérait qu’elles n’avaient pas bougé, qu’elles n’étaient pas venues à son aide.

Le flot n’était pas très rapide, mais malgré tout il ne parvenait pas à récupérer; il se fatiguait trop et sa tête lui faisait mal. Aussi, après quelques minutes, lorsqu’il vit une bordée d’herbes hautes sur la rive, il s’y dirigea. A bout de force, il se fraya un chemin parmi elles, effrayant quelques oiseaux qui nichaient là, et s’effondra en leur milieu, sur un terrain vaseux. Il eut juste la force de se mettre sur le dos avant de sombrer de nouveau dans l’inconscience, fermant les yeux sur un magnifique ciel étoilé, une dernière pensée à l'esprit : « Pourvu qu'elles s'en sortent... »