La pluie coulait sur son visage, mais il ne la sentait qu’à peine. La douleur était trop forte, irradiant partout dans son corps.

Là-bas, si près, il y avait des gens qui bougeaient et tournaient. Ils cherchaient, mais ils restaient autour de la maison. Ils ne viendraient pas jusqu’à lui, ou alors trop tard.

Il était trop faible pour les appeler.

Il avait échoué.

Et maintenant il allait sans doute mourir, suspendu à son arbre, comme un ridicule pantin impuissant, incapable de faire un mouvement, d’émettre un son autre qu’un râle.

Son esprit oscillait entre la conscience et l’inconscience, la raison et la folie. Il voyait des lumières intermittentes, blanches bleus et rouges, entrecoupées d’éclairs. Des images psychédéliques clignotaient dans son cerveau enfiévré, le présent et le passé s’entremêlaient.

Tout cela n’avait aucun sens. Les démons dansaient autour de lui, jubilant, comme la première fois qu’il avait combattu dans l’arène et qu’il avait perdu. Il aurait dû mourir ce jour là…

Il n’avait fait que repousser son heure de quelques siècles.

Les images défilaient anarchiquement, le temps perdait de sa substance. Ce qu’il avait fait et ce qu’il aurait dû faire, ses victoires et ses remords, tout se mêlait aux illusions et la douleur… La fin… Le chaos. Ils l’emportaient.

Sa vie s’étiolait, s’enfuyait, et sa raison aussi.

 

 

Les essuie-glaces balayaient l’eau qui tombait en rafale, noyant le pare brise sous un flou houleux. L’orientation en était d’autant plus difficile dans ce défilé de rues inconnues. Avec cet orage et le noir, le quartier prenait un aspect sinistre et froid, peu d’éclairage, sinon aucun par endroit, et l’absence, omniprésente. A la lumière de ses phares, les ombres s’enfuyaient comme autant de suspects à la mauvaise conscience. Ils revenaient ensuite reprendre possession des lieux, de leur plein droit, la nuit était leur domaine.

Pourtant ce vieux quartier de la ville avait une bonne réputation, calme et bien fréquenté. Il faut dire qu’avec le prix des maisons, peu de malfrats pouvaient se permettre d’y habiter, ou alors seulement les gros requins, ceux qui tenaient à leur calme.

Finalement, Anna trouva la rue que lui avait indiquée le central : Oakmount Road, une grande rue assez large, bordée de vieux arbres aux branchages imposant, des formes obscures et déchiquetées sur l’écume sombre du ciel. Les éclairs semblaient leurs prêter vie pour quelques instants, lorsque de leur éclat cru ils les projetaient au sol, à l’assaut de la terre nourricière.

L’inspecteur Anna Mallory avait les idées noires, aussi noires que les ténèbres qui l’entouraient. Le quartier était sans doute agréable en pleine journée, ou même en pleine nuit. Mais quand on se fait réveiller au milieu de son sommeil pour venir enquêter sur des meurtres sanglants, les impressions ne sont pas les mêmes, sans compter ce temps de chien. Et pour couronner le tout, ce n’était pas son secteur ici.

Après quelques instants, Anna repéra les lumières d’une voiture de police un peu plus haut à droite, à l’entrée d’une propriété cossue. La grille d’entrée, toute de fer forgé, était grande ouverte. Elle était couverte de motifs abstraits, plutôt harmonieux, mais assez inhabituels. Un policier en tenue en gardait l’accès, se protégeant comme il pouvait dans son imper noir.

Après avoir montré son insigne, Anna pénétra dans l’allée avec sa vieille Dodge, qui gravit le chemin de gravier montant vers une sorte de manoir à l’européenne. Au pied de celui-ci, de nombreuses voitures de police stationnaient, toutes lumières allumées, tandis qu’un essaim d’uniformes s’affairait tout autour.

Le rapport oral qu’on lui avait donné avant qu’elle ne se mette en route faisait état d’un massacre dans une maison bourgeoise. Vu le nombre de personnes qu’elle avait sous les yeux, il était évident que le quota de mort était supérieur à ce que le quartier avait l’habitude de supporter. Et comme c’était elle qu’on avait appelée, il devait s’agir de l’action d’un présumé malade mental, ou quelque chose de ce genre.

C’est vrai qu’elle comptait passer les examens pour faire partie des services spéciaux s’occupant de ces cas particuliers. Mais était-ce vraiment une raison pour lui refiler automatiquement les affaires sordides ?

Alors qu’elle garait sa voiture près d’un parterre de fleur, la pluie sembla perdre de sa vigueur, ce qui lui permit d’arriver à peu près sèche sur le perron de la maison. L’inspecteur Grant, un petit homme d’un mètre soixante cinq à l’aspect nerveux, le cheveu rare et grisonnant, l’accueillit avec une moue dégoûtée :

« C’est pas joli à voir.

- Je suppose que c’est pour ça que vous avez fait appel à moi.

- Si on avait pu l’éviter, on l’aurait fait. Mais c’est le boss qui l’a décidé.

- Cool.»

Anna pénétra dans la maison, s’attendant au pire, pendant que Grant lui présentait le topo : « Il y a quatre corps au rez-de-chaussée, deux hommes et deux femmes, et un en haut, une femme. Ils ont été tués avec des armes tranchantes. On en a retrouvé à côté des corps, mais on n’est pas sûr que ce soit celles qui aient été utilisées. Au premier abord, ces gens n’avaient rien de remarquables, ils n’étaient pas fichés, on n’avait même jamais entendu parler d’eux.

- Et au second abord ?

- Ben pour des gens pas connus, ça sent méchamment le fric par ici. Je suis pas expert en œuvre d’art, mais j’ai l’impression qu’il y en a pour plusieurs millions dans cette baraque.

- Et ça appartient à qui tout ça ?

- La maison, ainsi que la propriété appartiennent à un club, qui s’appelle Domi Aurorae, ça doit être du latin ou un truc dans ce genre là.

- Et il s’occupait comment ce club ?

- On sait pas, on va chercher. »

Le hall d’entrée était spacieux et haut, en face de la double porte, un escalier de pierre en demi-cercle donnait sur un balcon intérieur et un large couloir s’enfonçant dans la pénombre. Sur le plafond, une fresque représentait des hommes en robes de bure avec des bâtons et des épées. Ils combattaient des êtres à l’aspect sinistres, ne rappelant que vaguement l’être humain : des cornes sur le front, des langues bifides jaillissant de leur bouche, et des muscles hypertrophiés qui saillaient sous leur peau brune, tout cela accompagné de rictus de haines et de perversions. Les hommes étaient blessés pour la plupart, et on pouvait voir sur leur visage la peur, le désespoir, et la résolution de se battre jusqu’au bout. Au milieu d’eux, un jeune homme levait une croix très haut, d’où sourdait une lumière qui obligeait les démons les plus proches à se protéger les yeux.

Les yeux fixés sur cette peinture gigantesque, Anna fit une moue admirative : « C’est plutôt impressionnant.

- Oui, admit Grant. Et il y en pas mal d’autres comme ça dans la maison. Ça a dû coûter la peau des fesses.

- Ça donne une ambiance plutôt mystique. »

Autour d’eux, plusieurs statues et œuvres dignes d’un musée ornaient les murs ou trônaient sur des piédestaux, ainsi que des pièces d’armures et des armes blanches, remontant pour certaines à une époque plus que reculée.

Anna haussa les sourcils, avec une petite moue d’incertitude, préférant réserver son jugement pour plus tard. Mais pour le moins, elle était impressionnée par l’atmosphère de cette pièce, qui n’était pourtant que l’entrée de la demeure.

Tout en désignant un couloir sur la gauche, Grant lui déclara solennellement : « C’est par-là que ça se passe, milady. »

La devançant, il la mena jusqu’à un grand salon couvert de tapisseries, et donnant sur une grande baie vitrée. Les tentures sur les murs représentaient des sortes de mantras aux dessins complexes et troublants, mais dont les tons s’accordaient parfaitement au reste de la pièce, pour former un tout qui aurait été agréable dans un autre contexte. Les meubles étaient pour certains renversés, et des traces de sang maculaient les tapis, à côté de longs couteaux et d’épées qui à l’origine devaient orner les murs.

L’odeur du sang frais flottait dans l’air, et quelques grosses chandelles encore allumées conféraient à la scène une lueur fantomatique, irréelle presque. Les cadavres n’avaient pas encore été recouverts, obligeant Anna à détourner le regard quelques instants pour retrouver son sang-froid.

« A quand remonte leur mort ? s'enquit-elle.

- Il y a trois heures à peu près. Nos hommes sont arrivés alors que le sang coulait encore des plaies. Mais ils étaient déjà tous morts. Et visiblement, il semble qu’ils aient été achevés, pour ceux dont les blessures n’ont pas entraînées directement la mort.

- Et les premiers arrivés n’ont vu personne s’enfuir.

- Non, personne.

- Qui les a avertis ?

- Des voisins, le jardin est plutôt grand, mais ils ont entendu des cris, malgré la distance. »

Réprimant un haut le cœur, Anna se baissa pour examiner le corps d’une femme d’une trentaine d’années. C’était une brune, plutôt belle, habillée d’une robe de velours noir, déchirée sur tout le buste, laissant entrevoir plusieurs blessures profondes, de longueur et d’orientation variables.

« L’agresseur a dû s’acharner » remarqua un jeune policier qui suivait les deux inspecteurs des yeux « Certaines de ces blessures auraient été suffisantes pour faire tomber n’importe qui. »

- C’est vrai, approuva Grant, mais je ne sais pas trop avec quoi on a fait ça.

- Il devait y avoir plusieurs armes, analysa Anna. Les blessures n’ont pas la même largeur.

- Plusieurs agresseurs alors ?

- Ça me semble probable. »

Se relevant elle fit des yeux le tour des trois autres corps : « Où sont les morceaux qui manquent ?

- On a retrouvé un bras dans ce coin là. » Dit Grant en montrant un angle de la pièce « D’après les traces de sang, il a dû être projeter suite à un coup. Mais on n’a pas encore fait le décompte de quoi appartenait à qui. Il faudra attendre le rapport de la médico-légale. »

Anna ferma les yeux quelques instants, écœurée, puis les rouvrit pour demander à Grant « On a retrouvé des traces ?

- On a quelques empreintes de chaussures dans des flaques de sang, mais c’est tout. Par contre il n’y a aucune trace d’effraction. Celui ou ceux qui ont commis ce crime devaient avoir les clés, ou alors, on leur a ouvert.

- Et cette porte vitrée ?

- Elle a été brisée de l’intérieur, mais on n'a rien retrouvé de l’autre coté. »

Anna s’en rapprocha, aussi bien pour voir ça de plus près que pour prendre un peu d’air frais.

La double porte vitrée donnait sur une terrasse de pierre, précédant un escalier de quatre marches, qui ouvrait sur le jardin. Des éclats de verre et de bois jonchaient le sol, sur plus de trois mètres, comme si quelque chose d’imposant avait traversé cette porte, propulsé avec force.

S’accroupissant, Anna fouilla quelques débris, pour en sortir un morceau de tissu fin, noir, qu’elle montra à Grant, avec un regard éloquent. Après l’avoir palpé et senti, celui-ci reconnu « Ouais, je suis d’accord, il y a du sang. Un homme a dû traverser avec précipitation cette porte, sans doute pour s’enfuir. Mais alors il a dû voler, parce qu’il n’y aucune trace sur le sol, tout autour de ce balcon. J’ai moi-même vérifié.

- T’as une lampe ? »

Après avoir acquiescé, Grant lui tendit la sienne, qu’elle utilisa pour examiner les contours du balcon, et la façade.

« Il aurait pu grimper ensuite, proposa-t-elle.

- Je vois mal un mec assez pressé pour défoncer une porte vitrée, prendre ensuite le temps d’escalader ce mur, sous la pluie en plus.

- Il est bien passé quelque part…

- Ouais, mais je sais pas où. J’ai pensé qu’il aurait pu sauter, soit du bas des escaliers, soit de la rambarde, alors j’ai vérifié sur plusieurs mètres. Mais ça n’a rien donné. »

Brièvement, Anna fit parcourir à sa lampe un arc de cercle autour du balcon, s’interrogeant sur le chemin pris par le fuyard, puis descendit les quelques marches de l’escalier pour examiner l’herbe grasse et le sol détrempé au bas de ceux-ci.

« Et ça ? Demanda-t-elle en montrant des empreintes.

- C’est mes traces à moi. J’ai fait une marque sur ma chaussure.

- Peut-être que quelqu’un de suffisamment léger pourrait marcher sur cette herbe sans laisser de trace.

- S’il s’agit d’un poids plume, je ne vois pas comment il aurait fait pour traverser la porte vitrée. C’est du chêne quand même. »

Anna se redressa, continuant d’examiner par terre à l’aide de sa lampe, alors que les nuages laissaient enfin apparaître la lune. Elle releva la tête, et essuya les quelques gouttes qui coulaient sur son front, avant de froncer les sourcils : « Tu as vu ?

- Quoi ? »

Elle montra un bouquet de sapins, à plusieurs mètres de là. Malgré le manque de visibilité, on distinguait vaguement quelques branches brisées, pendant au gré du vent.

Intrigués, tous deux prirent la direction de ces arbres, avançant précautionneusement. Elle tenait la torche rivée au sol pour pouvoir repérer des traces laissées par le fuyard, sans pour autant en déceler aucune, malgré la pluie qui transformait les premiers millimètres du sol en boue.

Au pied du sapin faisant face à l’escalier, ils découvrirent une autre branche brisée, d’un diamètre d'une dizaine de centimètres, ainsi qu’une tâche plus sombre, imprégnant la terre, juste à côté.

Indécise, Anna regarda d’abord l’inspecteur Grant, anticipant déjà ce que sa lampe allait éclairer. Finalement, elle leva le rayon de lumière un peu plus haut, et recula sous l’effet de la surprise en découvrant ce qu’elle avait devant elle : Un homme empalé sur une branche, à plus de trois mètres de haut.

La branche saillait un peu au-dessous du niveau de la poitrine, encore rouge, malgré l’eau qui coulait abondamment depuis le haut de l’arbre. Le visage tuméfié de l’homme était penché sur le côté, légèrement en arrière. Les cheveux trempés de sang et de pluie cachait une partie de son visage, alors que sa chemise déchirée révélait un corps puissamment musclé, dépourvu de toute graisse.

Un nœud se forma dans la gorge d’Anna, l’empêchant de déglutir. Elle aurait voulu détourner son regard, mais elle n’y arrivait pas.

Un brusque éclair claqua, loin d’eux, suffisamment près cependant pour éclairer un peu plus le visage du supplicié, dont les yeux grands ouverts fixait Anna. De surprise, elle en lâcha la lampe, laissant échapper un petit cri, avant de reculer d’un pas. Grant lui mit la main sur l’épaule, tout en observant hébété la distance qui séparait la terrasse de cet arbre.

« Putain, c’est pas possible » dit-il « il n’a pas pu être propulsé depuis là-bas. »

Sans même avoir entendu ce qu’il disait, Anna bégaya : « Il… il est encore vivant.

- Mais non, ce n’est pas possible »

Et le bras de l’homme se leva, imperceptiblement, la main ouverte vers eux, la bouche exprimant un râle qui ne pouvait plus sortir.

Et Anna d'affirmer en criant : « Il est encore vivant ! »