Le début est toujours difficile.

Comment commencer une conversation avec une fille qu’on ne connaît pas ? Comment ne pas lui donner l’impression de l’agresser ?

La banlieue défilait derrière les fenêtres du RER, mais Christophe ne la regardait pas, trop de gris, comme souvent le temps sur Paris. Il observait discrètement une femme à deux rangées de lui, brune, méditerranéenne, maghrébine certainement... Ou peut-être… il est parfois difficile de se prononcer. Les cultures se mélangent et les types physionomiques avec.

Elle était belle, simplement, avec ses longs cheveux bouclés cascadant sur ses épaules, ses yeux sombres, ses pommettes légèrement arrondies et sa peau à peine mate. Leurs regards s’étaient croisés durant un court instant, et il lui semblait qu’elle avait esquissé un sourire… Simple politesse ?

Le visage emprunt de détermination, elle fixait de ses yeux noirs un point imaginaire loin derrière la vitre. Christophe aurait voulu pouvoir ralentir le temps, comme dans ces feuilletons stupides, pour admirer longuement chaque battement de ses cils. Et il se surprit à rire tout bas de sa propre bêtise.

Mais il ne pouvait détacher ses pensées d’elle.

Elle le captivait.

Se forçant à ne pas la regarder trop fixement, il détourna les yeux et croisa son propre reflet sur la fenêtre. Avait-il sa chance ? Était-il celui-là ? Brun, le visage un peu carré, son seul véritable atout était ses yeux bleus. Mais cela n’était pas suffisant, il ne se trouvait pas beau. Pas laid non plus… Il était athlétique pourtant, très sportif. Et pourtant…

Il plissa les yeux, réalisant ce qui lui manquait avec une acuité blessante. Il n’avait pas d’éclat. Il n’était qu’un parmi d’autres.

Sans compter qu’il n’était pas vraiment un beau parleur…

Pourtant cela ne devait pas être si difficile…

 

Le problème était que de l’autre côté de la traverse, trois jeunes filles papotaient, trois jeunes filles bientôt femmes, qu’il connaissait parce qu’il fréquentait le salon de coiffure dans lequel elles étaient en formation. La première d’entre elles était asiatique, petite, les cheveux aile de corbeau, plutôt mignonne même si elle était très ronde, ou peut-être à cause de ça. Son rire franc et gai avait un quelque chose de rafraîchissant. La seconde sans conteste européenne, avait de magnifiques longs cheveux châtains, droits et coupés en frange sur le front. Elle était jolie aussi, mais dans un style plus « jeune fille », peut-être un peu fine. La troisième, qu’il avait plusieurs fois croisée dans la cité, était d'origine algérienne. Elle avait un visage serein et réfléchi. C'était elle qui lui avait lavé les cheveux la dernière fois. Elle devait s’appeler Samya, plutôt gentille, un peu réservée… d’une discussion agréable en tout cas. Qui plus est, elle avait terminé le shampoing par un massage crânien qui l'avait laissé particulièrement détendu. Ils avaient échangé quelques paroles dans une ambiance plutôt drôle, à cause d'une cliente farfelue qui venait de quitter le salon. Elles lui avaient laissé une bonne impression.

Christophe n’avait pas envie de se faire afficher devant elles.

Pourtant, il fallait bien qu’il se décide. Les premiers tunnels précédant la gare du Nord étaient proches. S’il voulait soutirer un numéro ou un rendez-vous à cette brune si belle, il ne lui restait que peu de temps. Et puis quoi ? Qu’avait-il à perdre ? Il suffisait de faire preuve d’humour et avoir suffisamment d’à propos… Au pire il pourrait s’en tirer avec un sourire en cas d’échec.

La tchatche, cela ne devait pas être si dur que ça, il fallait juste trouver l’amorce…

Christophe se leva, tout en se demandant par quels mots il allait entamer la conversation. Quelques phrases stupidement anodines s’entrecroisaient dans son esprit, à une vitesse inversement proportionnelle à la distance qui s’amenuisait. Et soudain un choc brutal le propulsa comme une fusée vers l’avant.

« Entrée en scène ratée ! » pensa-t-il en un éclair, alors qu’il passait entre la jeune femme et les trois apprenties coiffeuses. Il buta sur une valise et s’affala contre la poitrine opulente d’une fatma éberluée.

D’autres pensées se bousculèrent en son esprit, tandis qu’une violente alternance d’éclairs et de noirceur blessait ses yeux : « Qu’est-ce que c’était que ces bruits furieux ? Cette impression de chute en avant qui n’en finissait pas ? Et ces cris de gens effrayés, ces cris de douleurs et d'incompréhension, accompagnant le son du métal torturé ? »

Christophe était ballotté comme un jouet impuissant au rythme de soubresauts violents. Rapidement l’abrutissement causé par les chocs successifs vint à bout de sa résistance, et, tandis qu’il sombrait dans l’inconscience, une idée saugrenue lui traversa l’esprit ; c’était sur la brune qu’il aurait dû tomber, ç’aurait été plus agréable de danser cette gigue contre elle que contre cette grosse bonne femme qui l’étouffait…

Aïe !

 

Un mal de crâne sournois, une envie de vomir.

Ce poids sur son bras qui l’empêchait de bouger.

Cette chaleur étouffante, et cette odeur de bois vert et d'humus…

Toutes ses sensations le ramenaient vers un réveil pénible. Il avait du mal à bouger, coincé par la fatma, des valises et une branche odorante en plein sur son visage.

Une branche ?

Des tiraillements douloureux au niveau de sa pommette gauche semblaient indiquer que cette branche l’avait éraflé, sans doute après avoir pénétré violemment dans le compartiment par une des fenêtres brisées.

Christophe écarta tant bien que mal tout ce qui l’encombrait, et tâta son corps. Malgré les contusions et les douleurs, il semblait n’avoir aucune fracture.

La dame qui avait amorti sa chute saignait du nez et de l’arcade sourcilière droite, mais elle respirait encore. Elle ne semblait pas trop mal en point, juste évanouie.

Dans le wagon, un calme intense avait succédé à la brusque tempête, quelques personnes se relevaient tant bien que mal, d’autres restaient affalées, inconscientes ou râlant de douleur.

Autour, dehors, les rayons d’un soleil ardent filtraient au travers de feuillages touffus, dansant parmi des nuages de poussière qui se déposaient lentement. Un impossible spectacle qui laissa Christophe incrédule durant plusieurs secondes.

Finalement un oiseau aux couleurs chatoyantes le sortit de sa stupeur. D’un mouvement fluide malgré la précipitation, le petit volatile s’envola pour aller s’abriter loin du sinueux monstre de métal qui avait brutalement pénétré son univers.

La première hypothèse traversant l’esprit de Christophe était qu’il devait s’agir d’un parc… dans lequel le train aurait échoué après avoir… déraillé ? Mais aucun parc de Paris ne pouvait abriter d’arbres si hauts ! Une telle jungle !

Le jeune homme n’était pas le seul à être ébahi. La plupart de ceux qui avaient repris leurs esprits regardait dehors sans comprendre, cherchant dans le regard de leur voisin un éclair de compréhension qui pourrait les rassurer.

Mais le bruit de ceux qui souffraient ramena rapidement le jeune homme à des considérations plus matérielles, et tout comme lui, les autres voyageurs valides du wagon se levèrent pour porter secours aux blessés.

Il y avait quelques contusions, des entorses ou fractures, et lorsqu’ils trouvèrent un homme mort, la nuque brisée, le stress ambiant monta d’un cran. Avec angoisse et appréhension Christophe se dirigea vers la jeune femme qu’il avait remarquée.

Elle était inconsciente.

Il posa la main sur son cou pour sentir son pouls, elle ouvrit brusquement les yeux avec un cri de surprise.

« Tout va bien, essaya-t-il de la rassurer. Ça va, on s’en est sorti.

Qu’est-ce qui s’est passé ? Demanda-t-elle inquiète. Un attentat ?

J’en sais rien, je comprends rien à ce qui se passe. Pour l’instant on s’occupe des blessés. Ça va pour toi ? T’as mal nulle part ?

J’ai mal partout. Mais je crois que j’ai rien de cassé ».

Et pour le prouver, elle se releva avec son aide, restant interdite lorsqu’elle découvrit à son tour où ils étaient : « C’est pas possible !

C’est justement ce que je me suis dit… répondit Christophe.

Qu’est-ce qui s’est passé ? » Demanda Samya, qui elle aussi essayait de remettre de l'ordre dans ses idées. « C’est quoi ce truc dehors ?

J’évite de me poser la question… » Répondit Christophe.

Quelques longues secondes passèrent avant qu’il ne leur propose de sortir. Il ne servait plus à rien de rester ici.

Christophe observa le visage des quatre filles, contusionnées, hébétées. Il devait avoir la même tête, même s’il semblait avoir l'esprit un peu plus clair. Quoique… ce qui se passait était tellement anormal que rester aussi calme relevait peut-être de la folie, ou alors il ne s’agissait que d’un rêve.

Mais le contact de la main de la jeune femme brune, lorsqu’elle le poussa pour qu’il passe devant, était on ne peut plus réaliste.

 

Malgré leurs efforts, les portes de la rame restèrent fermées. Ils choisirent d’emprunter le sas qui séparaient les wagons, moins dangereux que les fenêtres encombrées de bris de verre.

Ils étaient dans l’avant dernière voiture du train, et il leur sembla plus logique de passer par le dernier wagon. Celui-ci était en effet en meilleur état et l’une des doubles portes d'accès était déjà ouverte. La plupart des gens qui l’avaient occupés était dehors, aussi perdu qu’eux.

Un jeune beur en costume tenta un trait d’humour, avançant que les secours n’étaient pas près d’arriver. Mais cette remarque était tellement réaliste qu’elle ne fit sourire personne.

Les arbres étaient gigantesques. Christophe se demanda si c'était à ça que ressemblaient les séquoias. Ceux qu’il avait devant les yeux possédaient de longues feuilles déchirées et d’énormes lianes aussi épaisses que ses avant bras. La chaleur était lourde et humide. De grandes plantes aux feuilles démesurément larges et épaisses s’étalaient majestueusement, certaines portant de lourdes fleurs au parfum un peu entêtant. La vie semblait reprendre son souffle, tandis que des insectes de tailles impressionnantes ressortaient de leurs trous.

Kim, l'asiatique, cria lorsqu’un projectile vrombissant la frôla. Elle courut se cacher derrière Christophe en demandant de quoi il s’agissait, alarmant les autres membres du groupe.

« Bah… je sais pas trop. On aurait dit un gros scarabée » Observa le jeune homme, les sourcils relevés par le doute. « Vu ce qui nous entoure, je... je pense que sa taille n'a rien d'exceptionnel... enfin, pour le coin je veux dire ».

Il avait parlé sur un ton qu’il voulait le plus calme possible, pour dédramatiser, sans pour autant être lui-même très assuré. Il ne s'agissait pas de peur, c'était juste... de l'étonnement, cette étrange impression d'être pris au dépourvu, d'avoir ces choses sous les yeux sans vraiment comprendre leur origine, ni ce qui leur était arrivé.

Le temps de la réflexion n’était cependant pas encore venu. Il y avait d’autres wagons, et d’autres blessés.

 

Sur les huit voitures, les trois premières étaient presque détruites, écrasées par le choc, pliées ou éventrées. Les trois intermédiaires avaient également très souffert, mais seules les deux dernières avaient à peu près conservé leur forme d’origine.

La vision des corps mutilés était horrible. Seuls ceux qui avaient le cœur bien accroché avaient le courage de pénétrer les carcasses pour essayer d’en extirper les survivants. Mais parmi ceux-ci, certains restèrent prisonniers du métal, trop incarcérés pour pouvoir être libérés.

Christophe aidait sans se ménager, le cœur saisi d’une impression d’urgence. Les filles, leur premier malaise passé, s’étaient jointes à lui, ou pour les plus sensibles, transformées en infirmières. Il était impossible pour quiconque de rester là à ne rien faire, même les blessés légers donnaient un coup de main.

Le carnage était insupportable. Aucun d’eux n’était préparé à ça. Ils y passèrent des heures, émus à en être malades, mais incapables d’abandonner. Ils vomirent, s’évanouirent, pleurèrent… et luttèrent encore, jusqu’au bout de leur résistance et au-delà, jusqu’à ce que chacun de ceux qui avaient besoin de secours ait été aidé.

Tous ceux qui avaient pu être désincarcérés étaient allongés dehors, sur des lits de feuillages préparés à la va vite. Ceux qui tentaient de les soigner avaient déchiré des vêtements trouvés dans les nombreux bagages pour faire des garrots et des pansements, mais c’était insuffisant pour beaucoup. Par chance, quelques voyageurs venant de l'aéroport avaient une trousse de secours dans leur valise. Même si la plupart n'était pas bien complète, cela permettait au moins de désinfecter les plaies.

Quant à ceux qui restaient coincés dans les entrailles métalliques, l'inconscience constituait le meilleur refuge face à la douleur et aux heures qui s'égrenaient… Mais certains n'avaient pas cette chance.

L’impuissance ne tarda pas à se transformer en rage, puis en désespoir devant la mort de ceux qui succombaient. Cependant, il n'existait aucune solution. Les plus lucides savaient que certains des blessés ne survivraient pas, à moins d’un miracle... A moins que l’étrange phénomène qui les avait amenés là ne se reproduise et n’amène une aide, ou ne les ramène chez eux.

 

Le bilan était lourd, et tellement plus réel que ceux qu'évoquaient parfois les informations. Seule une vingtaine de voyageurs s’en était sorti à peu près indemne. Parmi la centaine de blessés, plus de la moitié l'était gravement, et beaucoup ne passeraient sans doute pas la nuit.

Quant aux morts, on en avait dénombré une soixantaine, jusqu'à maintenant. Pour la plupart il s'agissait des gens des premiers wagons.

Une seule personne avait été sortie miraculeusement intacte de la voiture de tête. Elle s’appelait Asha, une mince et belle femme, d’origine africaine. Mais elle était incapable de se souvenir de quoi que ce soit, trop choquée pour se remémorer les instants précédant l’incident.

Une hécatombe.

Les journaux avaient tort lorsqu'ils parlaient de catastrophe. Ils énuméraient les chiffres, ils affichaient la douleur, l’étalaient pour mieux la vendre, mais ils ne permettaient pas d’appréhender ce dont il s’agissait vraiment. Ou alors peut-être ne pouvait-on comprendre sans être de ceux qui y survivaient.

Christophe réalisait cela, contemplant l'ampleur de son désarroi et celui qu'il ressentait autour de lui. Dans ce camp de fortune qu'ils avaient établi, juste à côté des deux dernières voitures, les visages étaient défaits, sales, souvent marqués de sillons laissés par les larmes.

Ils venaient de ramener les derniers blessés transportables. Un silence lourd s’était abattu. Seuls les bruits de cette nature étrangère venaient interrompre le vide qui s’était installé en eux. Le chant d’oiseaux inconnus et le bruissement des feuilles se mêlaient aux toux et aux râles. Un frisson de malaise se propageait, qu'ils n'arrivaient pas à dissiper.

L’abattement, le doute, et la peur.

 

Le petit groupe de Christophe s’était étoffé. En plus de Kelthoum, la jeune femme qui l’attirait davantage encore depuis qu’il avait pu constater son caractère volontaire durant les heures passées, de Samya, Ève et Kim, les trois apprenties coiffeuses, il comportait maintenant Rachid, le jeune Beur dont le costume n’était plus que l’ombre de ce qu’il avait été et Julie, une ancienne camarade de classe de Kim, d'origine africaine.

Autant il semblait logique pour Christophe que cette dernière arrivée se soit intégrée dans leur groupe, de par son amitié avec la jeune asiatique, autant la présence de Rachid lui semblait plus difficile à supporter. Mais il savait que c'était à cause de la prévenance sans égale dont cet archétype d'agent commercial faisait preuve auprès de Kelthoum. Christophe essayait de faire la part des choses, il s'en voulait un peu d'avoir une attitude aussi immature en de telles circonstances.

Omar et Olivier, deux jeunes blacks qui semblaient vouloir se rapprocher du groupe, s’étaient assis à côté d’eux, sans encore oser s’immiscer dans le cercle qu’ils avaient formé. Christophe avait une attitude engageante à leur égard, en partie parce qu'ils étaient sympathiques, mais aussi parce qu’ils étaient tous profondément touchés par cette impensable catastrophe.

D’autres groupes s’étaient assemblés en fonction des affinités, mais tous restaient très près les uns des autres, en un grand cercle veillant sur les blessés.

Kelthoum, la plus grande des filles du groupe, malgré son mètre soixante cinq, avait attaché ses longs cheveux bouclés en chignon, grâce à une grosse brindille de bois vert. Elle avait retiré son pull pour se mettre en tee-shirt, à cause de la chaleur un peu étouffante du lieu. D'une corpulence moyenne, elle avait un physique agréable sans être exceptionnel. Mais ce n'était pas ce qui captivait le regard de Christophe, ni ses yeux sombres et bien dessinés, ni le noir de jais de ses beaux cheveux, ni ses petites pommettes que mettait en valeur son sourire chaleureux. Elle avait une aura, un charme, issu d'un mélange de sincérité, de dynamisme, de douceur et de bonté.

Elle était les bras auxquels il aspirait dans son besoin de réconfort.

Christophe la dévorait du regard.

« Mais où est-ce qu’on est ? » La question de Samya le sortit de sa contemplation.

Les sourcils de l’apprentie coiffeuse étaient froncés sous l’effet de la concentration. Elle scrutait les alentours comme si elle pouvait trouver un indice. La moue interrogative qu'elle faisait lui donnait un air presque comique. Dressée bien droit sur ses jambes, les mains sur les hanches, elle finit son tour d'horizon sur Christophe.

« J’en sais rien, répondit-il en haussant les épaules. Ailleurs je pense.

Ailleurs ? Ailleurs de quoi ? »

Le jeune homme eut un nouveau geste d’indécision : « Ailleurs… Un autre monde... Une autre planète…

Tu délires ! Intervint Julie.

J'aimerais bien. Je préférerais en effet que tout ceci ne soit qu'un vaste délire et que je me réveille dans le RER à Gare du nord. Mais... Regardez autour de vous. Faut bien se résoudre à l'évidence. Pour une fois, on peut bien dire qu'on est arrivé là comme par magie; et même si je suis pas un spécialiste, les arbres et les insectes me disent rien du tout. Et le soleil... il m'a l'air... un peu trop jaune.

Jaune ? » Julie sourit de l'adjectif avant de reporter son attention sur l'astre. Incertaine, elle hocha la tête de côté puis fit une moue dubitative.

En même temps, convint Samya, même si ça me fait peur rien que d'y penser, on est arrivé vraiment bizarrement, genre on a déraillé de la réalité.

Une autre dimension ? » Demanda Ève d'une petite voix.

Kim, qui leur tournait le dos, tendit le bras pour montrer le ciel : « Et la lune ? Vous la trouver pas zarbi aussi ?

Ouais... je dirais que c'est pas la nôtre, approuva Christophe. Trop...

Vas-y, qu’est-ce t’en sais que c’est pas la bonne ? Le coupa Rachid. T’es astronome !

T’as raison, j’suis pas astronome. J’fais que donner mon avis, c’est tout ».

Et Christophe reporta son attention sur le long morceau de bois qu’il était en train de tailler, à l’aide d'un couteau suisse trouvé dans une valise.

« Et qu’est-ce tu fais avec ton bâton là, demanda Omar en riant, tu t’crois sur Koh-lanta ? »

Et certains d’en sourire.

« J’fais une lance, répondit l’intéressé.

Tu veux aller à la chasse ?

Non. C’est pas une mauvaise idée, mais c’est pas ça que j’avais en tête.

C’est quoi alors ?

Qu'on soit sur terre ou dans une autre réalité, ça change rien. On est dans une jungle. Et dans la jungle il y a des bêtes.

T'es parano, répliqua Omar. Les animaux ils ont peur des hommes.

Ouais. Et les trains quand ça déraille, ça s'écrase sur la voie ferrée... Pour tout dire j'en sais rien. J'suis comme toi, je flippe. Je sais pas où on est, alors je préfère anticiper. Imagine qu'on n’ait pas changé de dimension mais qu'on ait fait un bon dans le temps, et qu'on soit à l'ère mésozotruc ou machin, et qu'on se fasse un tête à tête avec un vélociraptor. Tu préférerais quoi ? Être traité de parano et avoir une lance, ou te battre avec ta bite et ton couteau ? »

Et le sourire ironique du jeune black s’effaça aussitôt.

Un simple échange de regard avec son ami leur suffit pour prendre une décision, et les deux adolescents se levèrent pour aller chercher une arme potentielle.

Rachid les regarda s’éloigner vers les débris du train, puis vint vers Christophe : « Tu crois vraiment qu’il y a des animaux sauvages dans le coin ?

Ça me semble logique.

Mais alors pourquoi on les a pas vu encore ?

Je suppose qu’on les a fait fuir en arrivant. Le train les a certainement effrayé avec tout le bruit qu’il a fait. Mais ils ne vont pas tarder à revenir, si c’est leur territoire… »

Christophe plissa soudain les yeux, puis releva le visage de son travail, interloqué.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Demanda Rachid.

Va falloir enterrer les morts.

Ouais… Ça serait mieux…mais je sais pas si y’a un religieux parmi nous.

Je parle pas de religion. Les morts vont attirer des prédateurs ou des charognards. Tu peux en être sûr… En fait… on est carrément dans la merde.

Pourquoi ? demandèrent en cœur Rachid et Samya.

A cause du sang, répondit Julie à sa place.

Ouais. On a plein de mort et encore plus de blessés. Vous pouvez être sûrs que les prédateurs du coin, s’il y en a, vont sentir ça de loin. Et si on peut pas se défendre… on va l’avoir profond.

Mais si on enterre les morts… Commença Kelthoum.

Ce sera déjà ça, continua Christophe. Mais on aura toujours les blessés ».

Kelthoum ne put réprimer un frisson d’appréhension.

« Et alors ? s’emporta Rachid. Qu’ils y viennent tes prédateurs ! On va se faire des armes et à nous tous on va les renvoyer chez leurs mères !

J’suis bien d’accord Rachid, approuva Christophe. Mais les armes ne suffiront pas. Je sais pas si t’as déjà vu un tigre ou un lion ou même un ours… Moi je pense qu’on pourra pas tenir avec juste quelques bouts de bois.

On n’a qu’à faire du feu » Avança Kelthoum.

Christophe acquiesça, suivi dans son geste par tous les autres : « Excellente idée. Mais il va falloir s’organiser.

Le plus important, c’est le feu ! avança Rachid. On n’a qu’à tous récupérer du bois, et on fera un grand feu, en rassemblant les blessés autour.

Ou alors on rassemble les blessés au centre, proposa Christophe, et on fait plusieurs feux autour. Parce que cent personnes autour d’un feu, ça en laisse trop sur les bords ».

Rachid réfléchit rapidement, pour en convenir après un petit signe de tête.

« On fait pas d’armes alors ? Demanda Julie.

Si, répondit Christophe. On n'a qu’à faire deux équipes ».

Kelthoum regarda en direction des défunts, dont le corps avait été couvert d’un vêtement : « Et pour les morts ? On fait pas un troisième groupe pour s’occuper d’eux ?

On pourra toujours faire ça après, lui répondit Rachid. Vaut mieux qu’on soit prêt à se défendre si un stremon se pointe.

Un stremon ? » Kelthoum le regardait en souriant de l’expression.

Bein ouais, reprit-il, un stremon, une grosse bête avec des grandes griffes ! » Et il partit d’en rire après une grimace suggestive.

Christophe regardait la scène, la tête légèrement penchée, les sourcils froncés, la mine un peu pincée.

« Et en plus il est beau gosse » lui souffla Samya, juste à ses côtés.

Christophe l’observa quelques instants.

« Pourquoi tu dis ça ? » Lui demanda-t-il.

Elle haussa les épaules : « Comme ça. ». Mais elle sourit malicieusement, avant de se retourner vers ses amies : « On va chercher du bois les filles ? »

Kim, Julie et Ève se levèrent pour l’accompagner.

« Vous éloignez pas trop, les avertit Christophe. Ça serait trop con si...

T’en fais pas, lui répondit Samya, si y’a un truc, on crie !

C’est ça. Et au lieu de faire les malignes, prenez ça plutôt. »

Et il leur lança l'arme qu’il avait confectionné. Julie l’attrapa au vol avec un « OK ! c’est moi qui m’occupe de ça ! »

Après qu’elles se furent éloignées de quelques mètres, Christophe se retourna vers Kelthoum et Rachid, encore en train de deviser.

« Bon, ben je crois que je vais m’occuper des lances ! Leur lança-t-il. Vous pouvez peut-être essayer de trouver d’autres couteaux dans les bagages, ou des trucs qui pourrait nous servir. Des briquets entre autres. J’en ai récupéré un mais vaut mieux en avoir plusieurs… et même des journaux, pour allumer le feu.

D’accord ! répondit Kelthoum.

J’vais avec toi » lui dit Rachid en lui emboîtant le pas, sans même attendre de réponse.

Christophe les regarda quelques instants, puis haussa les sourcils en signe d’impuissance. Il reporta ensuite son attention autour de lui, pour estimer quels étaient ceux qu'il pourrait convertir à sa stratégie tout en continuant de tailler des lances.

 

 

* *

*

 

 

Le soir commençait à poindre lorsqu’ils réussirent à amorcer leur premier feu.

Un bon débroussaillage avait été nécessaire pour mettre en place un campement moins restreint, avec les outils qu’ils avaient pu se créer ainsi qu’une machette trouvée par Rachid dans une valise. Il s’agissait plus d’un objet de décoration usé qu’une arme, sans doute rapporté d’un voyage d’Afrique ou dans les îles, mais à force d’application, il avait réussi à l'aiguiser suffisamment.

Christophe avait fabriqué une dizaine de lances rudimentaires, tandis que certains autres passagers s’étaient armés de barres de fer, issues des décombres, ou de simples bâtons. D’autres encore, comme Omar et Olivier, avaient trouvé des haches de secours dans le train, et ainsi équipé, le groupe de survivants avait un peu repris courage.

L’idée qu’ils se retrouvaient maintenant dans un milieu hostile avait commencé à faire son chemin, d’autant qu’à plusieurs reprises certains avaient cru distinguer des formes passer entre les arbres. L’apparition du feu en fut un réconfort d’autant plus grand.

Christophe, lui, restait inquiet. Ils n’avaient trouvé que peu de nourriture dans les wagons, et encore moins de boissons. Assez pour tenir un soir… mais pas le lendemain.

 

D’autorité, ldes femmes s’étaient imposées comme infirmières et responsables de la gestion des vivres, tandis que les hommes et les jeunes s’occupaient de monter le camp et de rechercher ce qui pourrait les aider. Une fois ces tâches terminées, ces derniers n’avaient plus grand chose à faire.

Abdellah, un homme d’une quarantaine d’années, plutôt charismatique, semblait montrer l’intention de s’affirmer comme chef. Il était relativement modéré, mais très ferme, insistant sur le fait qu’il fallait tous rester ensemble et s’entraider.

Bien que personne ne contesta cette position, il n’était pas encore vraiment écouté, surtout des plus jeunes. Il les avait cependant dissuadés de s’éloigner du camp, hormis pour chercher du bois. La proposition de Christophe, relative à la nécessité de trouver de l’eau et à manger le fit changer d’avis.

Deux groupes furent formés pour explorer les alentours à la recherche d’un cours d’eau, de fruits, ou de viande, même s’ils se faisaient peu d’illusions sur leur aptitude pour la chasse.

Christophe avait pris la tête d’un groupe, accompagné d’Omar et d’Olivier. Samya et ses trois amies s’étaient portées volontaires pour les accompagner ; elles avaient rassemblé ce qui pouvait servir de sac à dos et de récipient pour l’eau et ils s’étaient éloignés.

Au grand dam du jeune homme, Kelthoum avait refusé de se joindre à eux, préférant s’occuper des blessés. Rachid avait également décliné toute proposition de rallier un groupe de recherche, parce qu’il fallait bien que quelqu’un reste pour veiller sur le camp…

Malgré le côté sensé de ce raisonnement, Christophe ne pouvait s’empêcher de penser que c’était une excuse pour pouvoir rester auprès de la belle maghrébine… Il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir, lui-même ayant essayé de l’entraîner dans son groupe… Mais il était assez honnête pour reconnaître l’existence de cette pointe de jalousie qui le titillait.

 

La jungle était impressionnante, surtout à cette heure proche du crépuscule. Ils ne devaient pas disposer de plus d’une heure de jour devant eux.

Le sol était plutôt humide, ils rencontrèrent plusieurs mares, mais il leur semblait trop dangereux de boire cette eau. Il leur fallait un ruisseau ou une rivière.

Plusieurs types d’arbres portaient des fruits lourds, ressemblant pour certains à des fruits exotiques. Ils en récupérèrent de plusieurs sortes, pour pouvoir les goûter avec précaution une fois au camp.

On voit pas beaucoup d’animaux, remarqua Samya.

A mon avis, on fait trop de bruit, répondit Christophe. ils doivent nous entendre arriver de loin et se planquer… Ça se trouve ils ne savent même pas ce qu’est un humain et ils ont encore plus peur de nous que nous d’eux !!.

Je préfèrerais…

Ouais, ça m’arrange aussi, avoua Kim. J’ai pas envie de me retrouver nez à nez avec une grosse bête. Déjà que les insectes sont énormes.

Ça se trouve, ils sont mangeables, les insectes, avança Olivier. J’ai vu un truc comme ça une fois à la télé...

C’est vrai, lui répondit Christophe. Mais moi, j’attendrais d’avoir la dalle du siècle avant de tenter de manger un truc comme ça.

Moi, j’pourrais pas, renchérit Samya.

Et toutes les filles d’acquiescer en cœur.

La récolte de fruits arriva rapidement à terme, mais il n’en fut pas de même pour l'eau potable, pas plus pour eux que pour le second groupe. L' échec était inquiétant, mais ils se consolèrent en partant sur l’hypothèse que les propriétés désaltérantes des fruits devraient suffire, dans un premier temps.

 

Un peu après leur retour au camp, alors qu’ils étaient encore en train de vider leurs sacs et d’envisager une stratégie de dégustation appropriée, de brusques hurlements provenant de l’intérieur du train surprirent l’assemblée.

Prenant à peine le temps de dire aux filles de rester là, Christophe saisit sa lance pour courir vers la rame d’où provenaient les cris, suivi de peu par Omar et Olivier. Christophe sauta sur un tronc d’arbre déraciné, y pris appui et s'élança aussitôt à l’intérieur du wagon d’où provenaient les cris. Glissant sur des feuilles qui parsemaient le sol, il se rattrapa de justesse à une des barres centrales et reprit son équilibre.

Au fond du wagon torturé, une femme utilisait sa torche pour effrayer un animal d’environ cinquante centimètres au garrot, au pelage noir et court. Il s'agissait d'un fauve aux oreilles courtes et pointues, aux muscles puissants et aux pattes larges. Il semblait plus massif que les panthères noires qu'avait déjà pu voir Christophe à la télé.

D'un pas prudent, le jeune homme avança, lance levée devant lui.

Aux côtés de la femme, il y avait un homme coincé dans les décombres métalliques, un de ceux qu’ils n’avaient pas réussi à libérer. Il semblait inconscient, peut-être déjà mort. Celle qui devait être son épouse, le protégeait du mieux qu’elle pouvait malgré sa peur.

Christophe était maintenant à deux mètres de l’animal aux crocs impressionnants. Celui-ci faisait des allers et retours en se maintenant le plus loin possible de la flamme, cherchant une faille dans la défense. Le jeune homme raffermit sa position sur la lance et s’apprêtait à attaquer, lorsqu’il entendit Olivier à quelques mètres de là, qui lui hurlait un avertissement.

Pivotant vivement, Christophe aperçut en un fragment de seconde un second fauve, qui sautait sur lui depuis un amoncellement de sièges. Instinctivement, il leva sa lance et intercepta l’attaque de l’animal, en visant le torse. L'inertie acquise par le prédateur les envoya tous les deux par terre. Une vive douleur fusa dans le dos du jeune homme, tandis qu'il percutait les multiples débris qui jonchaient le sol, l'empêchant de réagir durant quelques précieuses secondes.

Le fauve avait roulé plus loin, presque sur l'homme immobilisé. Par réflexe celle qui le protégeait lui asséna un coup avec sa torche. Encore embrochée sur la lance, la créature ne put réagir que par des contorsions paniquées. Immédiatement, l’autre bête profita de l'opportunité pour se jeter à la gorge de celle qui lui bloquait le passage.

Le sang gicla jusque sur le visage de Christophe.

Encore à moitié étourdi, il releva les yeux vers la scène, et croisa le regard ébahi de la femme.

Simultanément, Olivier surgit au dessus de Christophe, la hache levée, et frappa de toute ses forces en direction du fauve. Mais celui-ci, vif et agile, réussit à esquiver partiellement le coup. La lame lacéra la fourrure et la chair sur une grande longueur, mais emportée par l’élan, elle pénétra aussi profondément dans la hanche de la femme. La malheureuse victime se plia en deux sous la douleur, sans qu’aucun son ne sortît de sa gorge déchirée. Elle resta ainsi quelques secondes, en suspens, l’incompréhension peinte sur son visage, avant de s’effondrer sur le côté.

Olivier resta paralysé par son geste, balbutiant des excuses, tandis qu’Omar le bousculait pour voir s'il était encore possible de sauver la femme.

Christophe ne regardait déjà plus la scène ; survolté par l’adrénaline, il sortit rageusement sa lance du corps du premier animal agonisant, se redressa vivement et fonça sur le second. Celui-ci rampait comme il pouvait loin du combat. Christophe le frappa sans l'ombre d'une hésitation, hurlant d'une colère incontrôlable. Les pattes de l’animal battaient dans le vide tandis qu’il essayait de fuir la douleur, mais Christophe le maintenait fermement au sol, enfonçant l'arme jusqu'à le traverser de part en part.

Le dos tourné aux fenêtres brisées, il était dans l’impossibilité de voir trois autres fauves qui jaillissaient dans la rame avec souplesse. Mais Rachid et Tonio, un des hommes chargés de la protection des blessés, étaient arrivés. Sans réfléchir aux risques, ils accoururent l’arme en avant, hurlant comme des démons. Proprement effrayés, les prédateurs reculèrent dans la panique avant de s’enfuir avec une précipitation désordonnée.

Olivier, toujours choqué, tenait la hache à deux mains, la lame ensanglantée touchant le sol. Il leva son visage vers Omar :

« Je voulais l’aider… lui assura-t-il.

C’est pas de ta faute, lui répondit son ami.

C’est un accident, ajouta Christophe ».

Olivier le fixa, les yeux embués.

« C’est pas de ta faute, reprit Christophe. On n’est pas des soldats, on sait pas se battre avec ce genre de trucs. T’as fait du mieux que t’as pu, comme nous tous. C’était juste un accident ».

D’autres survivants arrivèrent, armés de torches, de bâtons et de tout ce qu’ils avaient pu trouver. Devant le carnage les hommes écartèrent aussitôt les femmes, comme s’ils avaient oublié qu’elles avaient vu pire un peu plus tôt dans la journée.

Les explications furent brèves. Il n’y avait pas grand-chose à dire.

Et l'inquiétude augmentait.

 

Quelques hommes, dont Christophe, se réunirent pour discuter de la situation. Les corps de certains des morts n’avaient pas pu être libérés. Ils n’allaient pas tarder à pourrir. Il n’était pas possible de laisser les dépouilles ainsi. L’un deux proposa, aussi horrible que ce fut, de les découper, pour les sortir par morceaux et les enterrer, et malgré le dégoût que leur inspirait cette idée, ils la considérèrent longuement.

Ils auraient pu aussi brûler le train tout entier, mais il restait encore deux blessés bloqués à l'intérieur, et même s’il était probable que leur décès fut proche, il était impossible d’imaginer attendre jusqu’à là pour brûler ce qui devait l’être.

La seule solution qu'il leur restait était donc d’attendre le jour, et de tout tenter pour désincarcérer les corps proprement, aussi bien les vivants que les morts, en prenant le temps de se faire les outils nécessaires.

Ensuite... ils brûleraient ce qui devait être brûlé et ceux qu'ils ne pourraient pas enterrer.

 

La nuit était déjà avancée lorsque Christophe rejoignit son petit groupe. Au travers des feuillages, on pouvait admirer un ciel limpide, illuminé de milliers d’étoiles et deux lunes. La première était celle qu’il avait déjà remarquée dans l’après midi, d’une taille proche de celle dont il avait l’habitude sur terre, elle semblait un peu plus colorée, presque mauve. La seconde, beaucoup plus petite, avait un éclat plus orangé, tirant sur le roux.

Sa présence ne le choqua pas, il était déjà persuadé d’être sur un autre monde. Un petit homme vert aurait surgit qu’il n’aurait même pas été étonné.

Ou peut-être était-ce la fatigue…

Olivier était dans un coin, à demi prostré, Omar à ses côtés, épaule contre épaule. Les quatre jeunes filles ne savaient pas exactement ce qui s’était passé, si ce n’était que des fauves avaient attaqué et tué deux personnes. L’attitude des hommes les avait dissuadées de poser plus de questions. Mais le comportement habituellement ouvert de Christophe les poussa à se réunir autour de lui et à l’interroger.

Il déguisa partiellement les faits, narrant simplement le combat, sans grand détail si ce n’était qu’ils étaient totalement inexpérimentés face aux dangers qui se présentaient à eux.

Ils se tenaient tous les cinq autour d’un feu, les filles collées les unes aux autres, malgré la douceur de la température. Elles tenaient entre les mains les lances que Christophe leur avait fabriquées, et chuchotaient tout bas avec lui, pas seulement à cause de la nuit.

Christophe avait sans doute presque aussi peur qu’elles, mais c’était une peur toute intellectuelle, une appréhension face à ce sentiment aigu que leurs vies ne tenaient qu’à un fil. Il avait de la peine aussi, pour tous les morts, pour ces quatre filles qu’ils appréciaient et avait envie de protéger, et pour tous ceux qui étaient avec eux dans cette tragédie. Il y avait aussi cette jalousie qu'il n'arrivait pas à étouffer à chaque fois que son regard se portait sur ce Rachid qui tenait compagnie à Kelthoum, autour du premier feu sur sa droite, à peine à trois mètres de là. Cela donnait un étrange mélange de sentiments. Étrange mélange, étranges sentiments, étrange situation... Qu'y avait-il de normal en ces instants ?

Kelthoum et Rachid s'étaient un peu dissociés de son groupe. Ils avaient lié connaissance avec d'autres personnes pendant leur absence et étaient restés à discuter avec eux. Il s'agissait de personnes plus âgées. Kelthoum semblait bien en connaître une en particulier, une femme d'une cinquantaine d'années, complètement dépassée par les évènements. Comme beaucoup du reste... Comme eux tous.

Christophe ressassait des idées sombres, à cours d'optimisme. Incessamment ses yeux revenaient vers Kelthoum. Elle non plus ne souriait pas, même lorsque Rachid tentait de la détendre avec quelques traits d'humour auxquels il ne croyait pas vraiment.

Même sa tristesse était belle, et la pudeur avec laquelle elle tentait de la cacher, la dureté de son regard lorsqu'elle fixait les flammes, la manière dont elle se pinçait les lèvres...

Mais elle s'était éloignée de lui, avait rejoint un autre groupe... ou simplement étaient-ce les circonstances qui en avaient décidé ainsi. Et puis quoi ? Qu'était-il pour elle finalement ?

Il avait soif. Il s’intéressa aux fruits qu’ils avaient ramenés, demandant lesquels avaient été testés.

Un des hommes présents, pharmacien de son état, avait expliqué à tout le monde quels risques ils encouraient à goûter des fruits qui pourraient se révéler toxiques, et quelle méthode utiliser pour identifier ceux qui pourraient se révéler dangereux. En suivant ses indications, quatre types de fruits avaient été sélectionnés. Néanmoins, les filles n'en avaient pas encore consommé, attendant encore un peu pour savoir si un effet à retardement intervenait.

Il en prit un au hasard : « Boh... Faudra bien y venir tôt ou tard de toute manière. En espérant que ça ne me refile pas la courante.

Ça l’ferait pas si t’étais obligé d’aller au p’tit coin toutes les dix minutes, releva Ève. T’es notre guerrier ! »

Christophe leva un regard surpris : « Votre guerrier ? ».

Samya, à côté de lui, lui donna un petit coup d’épaule :

« Ben ouais. C’est toi qui nous protège.

Non, on se protège les uns les autres. Si j’avais été tout seul dans le train, j’y serais passé. C’est Olivier, Omar et Rachid qui m’ont sauvé.

C’est peut-être parce que tu es le premier à y être allé pour sauver la dame et son mari.

Peut-être… Mais il faudra qu’on apprenne à agir en groupe. On a eu de la chance de s’en tirer avec seulement deux morts.

On va apprendre à se battre ! » proposa Julie avec détermination.

Ses pupilles d’un blanc nacré brillaient presque dans le noir, tandis qu’elle dardait son regard sur lui. Elle avait une expression volontaire sur le visage, ferme.

Christophe pencha la tête de côté : « Ça peut être que positif si on s’entraîne ensemble. Mais c'est pas moi qui vous apprendrait grand-chose. On apprendra tous en même temps.

Bah ! Tu l'as bien tué la panthère ! Non ? »

Julie lui jetait un sourire éclatant, laissant naître une fugitive interrogation dans l’esprit de Christophe, qu’il chassa rapidement.

« De la chance, juste de la chance ».

Kim, assise à la droite de Christophe posa sa tête contre son épaule en fermant les yeux : « Je suis trop fatiguée.

Ouais, répondit-il avec un hochement de tête. Il va falloir penser à dormir.

Moi je pourrais pas dormir tout de suite, dit Samya, je suis trop stressée pour ça…

C’est pas grave, tu prendras le premier tour de garde avec moi.

Tour de garde ?

Ben oui, avec les évènements, je crois qu’il serait plus sage qu’on veille les uns sur les autres pendant notre sommeil.

D’accord, si tu veux.

Je propose qu’on mette un gars avec une fille à chaque fois.

Pourquoi un gars et une fille? demanda Kim.

Pourquoi pas ? et puis j’ai l’impression que … nan, c’est pas grave, laissez tomber. On peut s’occuper de ça avec les gars.

Vas-y, intervint Julie, finis ta phrase.

Nan, c’est rien. Je me disais juste que c’était aussi bien de vous impliquer dans la garde. Mais vous avez raison, ça manque de savoir vivre.

Non, répondit Samya, moi ça me dérange pas de monter la garde.

Non, renchérit Julie, c’est normal. Y’a pas de savoir vivre à respecter là-dedans. J’peux veiller sur toi aussi bien que tu veilles sur moi.

Ok, répondit-il, alors c’est entendu. Je prend le premier avec Samya, et puis ensuite je réveille Julie et Olivier, qui réveilleront Kim et Omar ; et ensuite… bein Ève et… moi… »

Christophe fit la grimace à l’idée de faire un deuxième tour de garde. Samya Ajouta : « Ça se trouve, il y aura pas mal d’autres personnes à monter la garde.

Oui, poursuivit Ève, je pourrais sans doute parler avec quelqu’un d’autre qui monte la garde à côté.

Non, c’est pas grave, je monterai la garde avec toi, et puis je dormirais encore après… pendant que Samya veillera sur mon sommeil !! »

Et il posa lourdement la main sur son épaule, avec une grimace enjouée. Elle sourit et acquiesça : « Pas de problème.

On verra bien de toute façon, l’important c’est que celui qui se sent trop fatigué pour continuer réveille quelqu’un pour le remplacer. Et puis après on se débrouillera pour tenir toute la nuit, c’est tout.

Après quelques dernières paroles pour clore la discussion, Julie, Kim et Ève allèrent s’étendre sur les paillasses faites de branchage. Elles se collèrent les unes aux autres, tandis qu’Omar et Olivier s’allongeaient à quelques pas d’elles, après quelques politesses dont ils ne semblaient pas avoir l'habitude. La situation resserrait les liens, faisant renaître une solidarité que la sauvagerie de la société occidentale avait émoussée. Ils se sentaient tous tellement proches les uns des autres, tous dans la même galère.

Christophe détourna son regard du petit groupe allongé et sourit affectueusement à Samya, se demandant s'ils n'allaient pas tous ensemble devenir une nouvelle famille, une tribu d'égarés.

 

La nuit avançait lentement tandis qu’ils montaient la garde. La notion de calme devait être étrangère à cette forêt. Des mouvements furtifs, des bruits étrangers venaient incessamment inquiéter les guetteurs. Ils avaient beau essayer de se rassurer sur le fait qu’il s’agissait sans doute de bruits normaux pour l’endroit, cela n’avait que peu d’effet sur leur moral. Christophe traita Samya de « flipette », par provocation. Elle répondit par un sourire contrit, et se redressa en fronçant les sourcils pour tenter de percer les ténèbres, là où s’arrêtait la lumière du feu.

Elle était courageuse en fait, plus que certains hommes qu’il avait vu ici. Elle avait le courage d’avouer ses peurs et de les affronter. Christophe la trouvait sympathique et touchante. Ils parlaient pour se maintenir éveillés, elle évoquait sa vie il y a douze heures de cela, dans un autre univers, ses parents qui devaient s’inquiéter pour elle, ses petits frères qui lui manquaient, ce qu’elle croyait certitude et qui s’était effondré, ce qu’elle croyait impossible et qui venait de se réaliser, ce que cela sous-entendait, et une question qu’ils esquivèrent aussitôt qu’elle se fut présentée : Dieu ?

 

Un peu plus de deux heures plus tard, ils réveillèrent Julie et Olivier. Ils leurs donnèrent les consignes qu’ils avaient eu le temps d’élaborer avec ceux qui avaient monté la garde en même temps qu’eux, puis rejoignirent leur couche. Samya s’allongea à la place qu’avait laissée Julie, encore chaude, et ramena son blouson sur elle, Christophe s’étendit sur le dos à côté d’elle, regardant le ciel fourmillant d’étoiles à travers les branchages.

Il faisait relativement doux, l’air était un peu humide.

« J’ai peur » lui chuchota Samya.

Elle s’était placée de profil, face à lui, et tandis qu’il se mettait sur le flanc pour la regarder, il vit une larme naître au coin de ses yeux et s’enfuir le long de sa peau mate.

Il se rapprocha d’elle, glissa son bras sous sa tête pour l’amener contre lui et la serrer avec chaleur, la réconfortant du seul geste qu’il connaissait. Il la berça ainsi, quelques longues minutes, tandis qu’elle se laissait faire sans cacher ses sanglots.

A côté d’eux, Kim s’était réveillée, son regard croisa celui de Christophe. Il n’eut pas besoin de dire quoi que ce soit pour lui expliquer ce que ressentait la jeune femme qu’il avait dans les bras. Kim, elle-même contaminée par les larmes, se glissa près d’eux, pour poser une main sur l’épaule de Samya avant de se blottir contre son dos.

Christophe était troublé, il n’avait jamais eu de petite sœur, ni personne à protéger. En cet instant, cependant, son geste était venu naturellement, l'automatisme d'un être humain qui ressentait pour elles une réelle affection. Il était triste de leur tristesse, ému de leur peur, un sentiment étrangement fort, presque bouleversant.

Alors il ferma ses paupières, et les serra un peu plus fort.